Jour 17 – Tu lèves la tête et soudain, les vitres des cabines d’interprétation t’apparaissent colorées de rose, tu te retournes machinalement pour regarder d’où provient ce reflet, tu ne vois rien. Il y a certes des fauteuils au revêtement en tissu de couleur rosée, mélange lilas fraise écrasée, mais il est évident que ce n’est pas ça qui teinte le verre en rose. Après tout, tu t’en fiches, ce qui t’importe c’est que tu vois la ville en rose. A la fin de la réunion, tu sors ton téléphone pour photographier les vitres roses, une participante s’approche et t’interroge, pensant que tu aurais voulu photographier des collègues, tu lui montres la ville en rose. Elle te répond avec un grand sourire : « Oh, c’est une photo artistique ! » La joie d’être comprise.
Jour 9 – Cette maison ne passe pas inaperçue entre ses classiques voisines. Elle tient bon. Et pourtant avec les années – ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle arbore cette belle couleur jaune – elle semble lentement se ternir. Certes les gaz d’échappement y sont certainement pour quelque chose, mais je me suis demandé si, comme nous parfois, malgré elle et sans y prendre garde, elle ne se laisserait pas, gagner par la morosité ambiante ? Arpenter inlassablement, même sur un court tronçon, et toujours repérer la couleur qui, pour ce jour encore, illuminera ton chemin.
Jour 8 – Station de métro jaune soleil, jaune canari, jaune citron, ça donne du peps, surtout un jour de grève où les transports sont perturbés. C’est une station où tu passes rarement, tu n’avais pas encore vu ce jaune vif, tu aurais aimé t’attarder pour t’en imprégner. Pas le temps. Tu étais partie plus tôt pour finalement arriver à la même heure que d’habitude à cause de la grève. La pluie s’est fait plus discrète ce matin, mais le ciel reste imperturbablement gris et pourtant la couleur fuse de partout pour qui sait s’en saisir, pour qui sait capter dans l’instant fugace ce qui lui est donné à voir, jusque dans les détritus qui ornent les trottoirs dans des bacs dont on ne sait à quel usage ils étaient destinés.
Jour 7 – La couleur de la ville, parfois tu dois la rêver, au-delà du rideau de pluie qui n’a décidément pas envie de s’ouvrir. Regarder en toi les couleurs qu’elle a déposées la ville pour les jours de disette, t’en saisir dans les moments difficiles, quand tu sais que le défi de sortir tu ne le relèveras pas ou peine, quelques pas rapides jusqu’à ta voiture, direction le cours de yoga, quelques pas rapides à nouveau, capuche presque devant les yeux, tu ne regardes pas autour de toi. Demain pas d’autre choix, tu sortiras.
Une photo dans la photo, se tenir dans l’ombre, juste en retrait de la lumière, la lumière comme un chemin qui traverse et cisèle l’ombre, la sculpte, lui donne corps tout en l’allégeant. Dans cette ombre, se tapir. Une photo dans la photo, un jeu de transparence. Des portes s’entrouvrent, gagner le chemin, pousser les battants qui ouvrent sur le jour, s’en aller voir le monde.
D’après une photo de Vasco Ascolini, Musée de la Photographie, Charleroi
La Foire du livre de Bruxelles, c’est la semaine prochaine, du 30 mars au 2 avril 2023 à Tours et Taxis ! Les Editions Novelas qui publient mon nouveau livre Dedans la ville seront présentes sur le stand 204 Côté Jardin, B2 et j’y serai moi-même le samedi 1er avril de 16h à 18h. N’hésitez pas à venir m’y faire un petit coucou si vous êtes de passage à la Foire du Livre !
Disponible au prix de 12€ (hors frais de port) en commande par email auprès des Editions Novelas: novelasasbl@hotmail.com ou auprès de moi-même: catherine.koeckx@gmail.com, ou sur place à la Foire du Livre
De quoi ça parle ? Voici un extrait de l’avant-propos :
Après un recueil de poèmes intitulé L’Impalpable sorti en 2006, j’ai réalisé et publié en 2021 Le Guide lovecraftien de Providence, un guide littéraire consacré à Providence, Rhode Island, la ville où est né et où a vécu Howard Phillips Lovecraft. Début 2022, j’ai lancé le blog que vous lisez en ce moment, où se mêlent la réflexion, l’expérimentation et l’image. La même année j’ai relevé le défi d’écriture lancé par François Bon avec l’atelier « 40 jours » sur le thème de la ville. 40 fois la ville. Comme les musiciens : faire des gammes au quotidien. Et voir ce que ça nous ouvre comme possibles, des déplis, des pistes qui peuvent nous emmener loin sur des chemins que nous n’aurions pas soupçonnés, des textes dont nous ne nous serions pas crus porteurs, voir comment le réel nous invite à l’imaginaire. On s’inspire de Balzac, Melville, Kafka ou Walter Benjamin mais aussi des écrivains du contemporain : Guy Debord, Christophe Tarkos, Georges Perec, Jacques Roubaud, Patrick Modiano, Jean Rolin, Fabienne 5 Swiatly, Emmanuelle Pireyre pour ne citer qu’eux. On élargit les horizons en allant toucher d’autres domaines artistiques comme la photo avec Taryn Simon ou Bruno Serralongue, le cinéma avec Chantal Ackerman ou Viktor Kossakowski. Explorer 40 aspects de la ville, d’une ville, sa ville, ou d’autres villes que la sienne, les villes des voyages ou des souvenirs. Evoquer la couleur, les matières, les sols, les rugosités, visiter des lieux cachés, déambuler, se perdre, vue panoptique, caméra tournante, zoom avant, zoom arrière, plan fixe, le mouvement, le discontinu, on joue avec la langue, on la malaxe, on la triture. On travaille les projections mentales et le fantastique n’est pas loin. Ce livre rassemble mes 40 textes.
Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Ces jours de grisaille et de pluie, elle disparaît même derrière un troisième prisme, celui d’un rideau de gouttelettes qui transforme chaque vue en une œuvre abstraite. Je me mets à imaginer le jeu du pigment et de l’eau sur le papier aquarelle. Je regarde ce monde qu’est la ville sur le visage des gens qui s’y croisent, s’y bousculent sans se voir, la mine grise des jours de pluie. Aujourd’hui j’ai décidé de voir le sourire sur les visages, cette jeune maman au manteau vert vif comme pour appeler à grands cris ce printemps qui peine à s’installer, même si le chant des oiseaux témoigne de son retour, même si dans les parcs les jonquilles foisonnent, elle parle à son enfant sous le parapluie, elle lui sourit. Cette jeune fille qui parle à une copine à l’arrêt du tram et lui sourit. Cette femme assise en face de moi dans le métro scotchée à son téléphone, son visage sourit. Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Cet autre jour, le soleil se déverse dans l’objectif entre deux averses. Envie de descendre du tram au prochain arrêt et de marcher, marcher vers lui.
Ce n’est pas toi qui habites la ville, c’est elle qui t’habite. Dualité. Deux photos pour toi identiques. Forêt et ville. Dans une même ville, celle qui t’habite. Centre et périphérie. Racines et verticalité. Mots-clés comme cailloux sur le chemin. Dualité (de la ville) qui t’habite, les parenthèses ont leur importance.
Un soleil qui se déverse généreusement dans cette journée lumineuse et chaude, de ces journées qui s’étirent à l’infini. Au plafond, très haut, un ciel peint, des nuages blancs stylisés, des fresques de ciels entourées de moulures, des angelots peut-être. Un ciel aussi bleu que celui du dehors, seul point de couleur dans cette pièce grise. Deux fenêtres donnent sur la rue, comme deux yeux diaphanes qui observent une très vieille dame grise au visage de pomme ratatinée assise dans un fauteuil. Nous venons de grimper la dizaine de marches en marbre blanc zébré de gris qui mène de la porte d’entrée à une porte vitrée donnant à gauche sur une cage d’escalier et à droite sur un long couloir menant à la cuisine. A droite de la porte vitrée, le salon où je regarde cette vieille dame à qui ma mère parle. Tout autour de moi des meubles qui s’évaporent dans la grisaille pareille à celle des vieilles photos noir et blanc un peu délavées. Sur ces meubles probablement des vases, des bonbonnières, de la vaisselle, des bibelots poussiéreux. Sur un guéridon pourquoi pas une bouteille d’Elixir d’Anvers, liqueur que cette vieille dame aimait tout particulièrement et qui est sans nul doute le secret de sa longévité. Soudain, une odeur de brûlé, ma mère se précipite dans le couloir, un couloir qui me paraît kilométrique. Elle disparaît dans une pièce dont s’échappe un peu de fumée, sans doute la cuisine. Elle fait couler de l’eau, des endives brûlent au fond d’une casserole. Ce couloir ne peut conduire qu’à une cuisine, d’autres pièces, plus loin encore, ouvrent sur des infinis.
D’après une proposition de François Bon pour l’atelier « Pousser la langue »
Te dire qu’avec un argentique jamais tu n’aurais pris cette photo. Une plante devant une fenêtre, photo divisée par une ligne verticale, un tiers deux tiers, certaines feuilles sont dans l’ombre d’autres dans la lumière de cette journée sombre de février, les feuilles de forme ellipsoïdale sont tombantes, certaines se terminent par une pointe très allongée, de fines tiges les relient entre elles à la tige principale, dans le tiers de gauche on aperçoit trois feuilles surmontées d’une guirlande de lumières, toutes les autres, une quinzaine, se situent dans le tiers de droite, elles masquent l’extérieur comme un rideau, lui même tenu à distance par un rideau de pluie, tout est gris, blanc, ouaté, sans relief, c’est un jour de tempête, un jour d’intériorité.