Jour 17 – Tu lèves la tête et soudain, les vitres des cabines d’interprétation t’apparaissent colorées de rose, tu te retournes machinalement pour regarder d’où provient ce reflet, tu ne vois rien. Il y a certes des fauteuils au revêtement en tissu de couleur rosée, mélange lilas fraise écrasée, mais il est évident que ce n’est pas ça qui teinte le verre en rose. Après tout, tu t’en fiches, ce qui t’importe c’est que tu vois la ville en rose. A la fin de la réunion, tu sors ton téléphone pour photographier les vitres roses, une participante s’approche et t’interroge, pensant que tu aurais voulu photographier des collègues, tu lui montres la ville en rose. Elle te répond avec un grand sourire : « Oh, c’est une photo artistique ! » La joie d’être comprise.
Jour 16 – A mes yeux, un classique du quartier ce bâtiment au coin de la rue de la Loi et de l’avenue des Arts. Je ne me lasse pas du reflet de l’immeuble à la silhouette de paquebot dans sa façade vitrée plane et uniforme qu’aucune fenêtre ouverte ne vient perturber. La proue du navire brille des dernières lueurs de l’aube, les vitres fumées amplifient le bleu du ciel. Des bandes colorées rythment la surface de verre, rouge, orange, rose, jaune, les couleurs chaudes dans la moitié inférieure et à mesure qu’on monte vers le ciel, les couleurs froides se confondent avec la réverbération du ciel. La couleur du jour, ce sera plutôt un arc-en-ciel.
Jour 15 – Derrière sa haie de jeunes pousses de bambou et de bois mort, le Bouddha rose prend son premier bain de soleil. Le thermomètre affiche 16° aujourd’hui, je profite d’une accalmie du flux de mails et d’appels téléphoniques pour aller lui faire un petit coucou. Je me demande pourquoi il porte une chaîne autour du cou et une autre autour des poignets. De ses yeux mi-clos, il observe, impassible, la circulation qui passe devant lui, plutôt calme aujourd’hui sur cet axe important d’accès à la ville toujours plus ou moins embouteillé. Je me dis qu’un de ces jours je devrais pousser la porte du Pink Buddha. Restaurant et lounge bar. Sur les photos de leur compte Instagram, tout y est rose, le décor, les fleurs, il y a même des cocktails roses. Et puisque l’éclairage y est rose, je me dis qu’on doit y voir la vie en rose.
Jour 14 – Dans quelle ville ne se plaint-on pas des travaux ? Certainement pas à Bruxelles. Les gens râlent à cause des travaux à longueur de journée, les embarras de circulation, les ralentissements, les déviations, les transports en commun qui n’avancent pas, les embouteillages décuplés, tout est prétexte à rouspéter. Et pourtant, les travaux ne visent-ils pas, entre autres, à améliorer le quotidien des citoyens ? Tiens, il y a quelques années, ils ont installé un piétonnier dans le centre-ville pour, ont-ils dit, rendre la ville à ses habitants, comme c’est gentil, mais en tant que piéton, habitant ou pas, on y risque sa vie à devoir louvoyer entre les vélos qui prennent le piétonnier pour un vélodrome, et si ce n’était que le piétonnier, mais je dévie et puis je ne vais pas me mettre à rouspéter moi aussi. Je vais en venir à la couleur du jour, mais je voulais juste préciser qu’ici, on n’est pas dans le centre-ville, on est à la périphérie, géographiquement comme si on était dans le 14e arrondissement de Paris, sauf que ce serait plutôt comme dans le 16e, paraît-il, mais je ne sais pas, je ne suis jamais allée dans le 16e et cet immense rouleau de câble se trouve dans mon quartier et plus précisément dans ma rue où on est en train d’installer la fibre optique. J’ai pensé que les communes de la périphérie étaient les dernières de la liste mais après une vérification sur le net, il semblerait que dans le centre-ville les travaux soient en cours aussi. Encore une fois, je dévie. J’en viens à la couleur de cet énorme câble, sans doute s’agit-il plus précisément d’une gaine contenant un faisceau de câbles plus fins eux-mêmes contenus dans des gaines multicolores pour pouvoir en reconnaître la fonction. Jaune. Je me suis demandé s’il y avait une raison particulière au choix de cette couleur, s’il se pouvait que le faisceau de câbles qu’il contient n’en comporte aucun qui soit de couleur jaune. En tout cas, on peut toujours compter sur les travaux pour nous mettre de la couleur plein la vue. Et assurer l’animation.
Jour 13 – Se laisser appeler par l’intériorité, ressourcement, retrait, rêver de l’ailleurs, de paysages, de jardins, des couleurs que tu peins, la ville est proche et lointaine à la fois, du jardin de rêve au jardin intérieur, lieu commun peut-être, il n’y a qu’un pas et tu le franchis allègrement. Tirer le rideau, le carré rouge encore, se retrancher derrière ses feuilles qui surgissent comme des flammes, la ville est loin, dans un univers parallèle, il a fini par pleuvoir, tout est flou, tu peins des fleurs.
Jour 12 – La couleur comme un éclatement, vers le ciel gris pâle, contraste du rouge sur le blanc crème de l’immeuble, à quoi penses-tu quand tu choisis la couleur ? En réalité, choisis-tu la couleur ou est-ce elle qui te choisit ? Que se passe-t-il au moment où tu décides de saisir ton téléphone et de prendre la photo ? Parfois tu dois agir vite, il y a des gens autour, pas possible de s’attarder ni de prendre ostensiblement des photos, pas toujours le temps de faire plusieurs cadrages. D’autres fois tu es seule dans la rue et tu ne t’attardes pas non plus. Les photos tu les veux spontanées. La couleur comme surgissement, les mots suivront-ils le même chemin ?
Jour 11 – Ce matin quand tu as vu le bâtiment blanc exposé à l’Est, sur fond de ciel menaçant, tu as su immédiatement que ce serait ta couleur du jour : blanc. Hier, tu n’as pas pu les départager, la nuit sans doute, dans le sommeil et le rêve tu en as fait la synthèse ou la somme. Cette nécessité d’accommoder ce qui a priori ne va pas ensemble, la sérénité du blanc et le chaos annoncé par le ciel menaçant, le chaos de la ville et le calme que tu ne peux trouver qu’à l’intérieur. Non, tu ne savais pas de quoi demain serait fait, encore moins que le portrait de Bruxelles de Catherine Serre dans son Carnet de Mues du 15 mars te parlerait à ce point : « À l’arrivée une fois la voiture laissée dans son parking, la ville s’offre à la traversée. Elle bouillonne. Les bus changent de chemins sans prévenir, les trams s’annulent, les ronds-points enroulent de nouvelles lignes, des itinéraires en tête à queue s’arrêtent devant des bouches de métro, les métros roulent en circulaire et nous entraînent. Un de ces trams anciens, étroits et cahotants, traverse Schaerbeek, vivante à cette heure. Au pied de l’église, rejoindre le café Winok. L’atmosphère est moderne, bobo peut-être, mais bobo doux, avec des vieux chiens tenus en laisse à l’aide d’une corde, des enfants, des amies qui se retrouvent, des boissons soft, des musiques justes, quelques écrans mais beaucoup de parlotes et de rires. » Ce chaos qui m’agace et que j’aime à la fois, ce côté nonchalant et bon enfant. Tout est dans tout, en faire la synthèse, aller vers le blanc.
Catherine Serre est une amie du Tiers Livre de François Bon. Retrouvez le texte cité sur son blog :
Jour 10 – Un premier seuil est franchi, le premier tiers de ce défi que tu t’es lancé, ce défi d’observer pendant trente jours une couleur dans la ville, une couleur qui capte ton regard et d’en rendre compte en quelques lignes, comme un carnet que tu tiendrais, un prétexte pour te remettre le pied à l’étrier, pour mettre en place une routine d’écriture, tu te serais demandé quelle idée tu pourrais trouver qui te donnerait l’envie chaque soir après avoir passé 8 heures devant ton écran de boulot d’en passer une autre encore devant ton écran perso pour dire la couleur que la ville aujourd’hui t’a donné à voir, soir après soir sans y déroger, même quand ta fille vient passer la soirée et la nuit à la maison, que vous discutez de tout ce qui vous passionne, que tu n’as pas eu cinq minutes pour écrire mais que tu les trouves, juste avant de dormir. Dix jours n’est pas grand chose et pourtant tu as failli craquer, tu t’es dit que tu écrirais deux entrées demain, que tu grappillerais quelques instants dans la journée, mais tu as tenu bon, ce ne serait pas authentique, et de toute façon ces instants tu ne les aurais pas trouvés, tu t’es rendu compte qu’il te faudra t’organiser, prévoir, si tu veux garder le cap, chercher l’équilibre entre organisation et spontanéité. Vraie journée de printemps aujourd’hui, ce ciel bleu intense, celui que tu aimes voir se refléter à l’infini dans les vitres de la ville et comme par hasard les couleurs se sont bousculées tu n’as pas sur laquelle choisir, laquelle privilégier. Tu les as toutes emportées avec toi, car tu ne sais pas de quoi demain sera fait.
Jour 9 – Cette maison ne passe pas inaperçue entre ses classiques voisines. Elle tient bon. Et pourtant avec les années – ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle arbore cette belle couleur jaune – elle semble lentement se ternir. Certes les gaz d’échappement y sont certainement pour quelque chose, mais je me suis demandé si, comme nous parfois, malgré elle et sans y prendre garde, elle ne se laisserait pas, gagner par la morosité ambiante ? Arpenter inlassablement, même sur un court tronçon, et toujours repérer la couleur qui, pour ce jour encore, illuminera ton chemin.
Jour 8 – Station de métro jaune soleil, jaune canari, jaune citron, ça donne du peps, surtout un jour de grève où les transports sont perturbés. C’est une station où tu passes rarement, tu n’avais pas encore vu ce jaune vif, tu aurais aimé t’attarder pour t’en imprégner. Pas le temps. Tu étais partie plus tôt pour finalement arriver à la même heure que d’habitude à cause de la grève. La pluie s’est fait plus discrète ce matin, mais le ciel reste imperturbablement gris et pourtant la couleur fuse de partout pour qui sait s’en saisir, pour qui sait capter dans l’instant fugace ce qui lui est donné à voir, jusque dans les détritus qui ornent les trottoirs dans des bacs dont on ne sait à quel usage ils étaient destinés.