Jour 26 – Certains jours sortir de la ville, traverser un rideau de grisaille et de pluie, pour arriver à une autre ville, tout aussi grise et pluvieuse, déjà du monde à l’arrivée, les gens font leurs courses pour le long week-end de Pâques, ne plus avoir d’autre recours que les couleurs engrangées, tout au long du voyage, les couleurs thésaurisées pour les jours de disette, du rose, du fuchsia, une orchidée fuchsia, pourquoi pas, la ville semble aimer le rose, être tirée de sa lecture un matin tôt dans le tram par le manteau magenta d’une femme, se demander si elle a choisi cette couleur uniquement parce qu’elle aime le magenta ou si elle le porte aussi pour illuminer la ville.
Jour 25 – Les couleurs éteintes ont aussi leur beauté dans la ville. Qui les remarque ? Personne ou presque. On recherche le vif, le brillant l’éclatant pour conjurer la grisaille. Il est vrai, la couleur de ces panneaux vert-de-gris qui visaient à orner la façade d’un immeuble fatigué des années soixante est glauque. Sinistre peut-être, mais glauque désigne avant tout un vert grisé, la couleur de la mer ou la couleur des feuilles d’artichaut, des feuilles d’œillet ou d’eucalyptus. Michel Tournier estimait qu’il n’était pas inutile de rappeler que glauque veut dire vert et rutilant rouge. Je m’observe dans le miroir et, oui, mes yeux sont glauques.
Jour 24 – Ce kiosque d’Apérol Spritz, désaffecté, un peu triste, encore en hibernation. Un rappel que l’été n’est pas encore à nos portes. Dehors le vent souffle, de lourds nuages gris effacent les dernières bandes de ciel bleu encore visibles. L’orange est une des couleurs de l’été. Plus encore que le jaune peut-être. Est-ce l’influence des jonquilles et des narcisses, stars du printemps ? C’est la couleur de l’Apérol Spritz. Saveurs d’oranges amères, de rhubarbe et de gentiane, prosecco et eau de Seltz. Mais ce n’est pas encore l’heure et tu te promets d’y retourner voir une fois l’été installé. Si le kiosque tient sa promesse.
Jour 23 – Tu sais d’emblée la couleur, non pas celle qui émergerait mais celle que tu irais chercher. Celle d’un livre repéré dans la vitrine de la bouquiniste. Seul parmi tous les autres, comme la couleur qui illumine la grisaille de la ville. Tu as acheté d’autres livres mais pas celui-là. Tu y retournes en espérant qu’il soit toujours là. Pour toi, c’était un film, pas un livre, tu ne te souvenais pas de l’histoire, seulement de l’actrice, Nathalie Baye. Tu ne connaissais pas son auteur, William Irish. C’est lui qui a écrit Fenêtre sur cour, ça tu l’apprends en écrivant ces lignes. La bouquiniste te fait un prix et tu emportes le précieux objet. Tu as déjà un livre de la Série Blême en édition originale de 1949, le numéro deux, Le puits de velours de John Gearon, J’ai épousé une ombre est le numéro un, publié en 1949 également. Couverture cartonnée de couleur vert foncé, encadrée de blanc crème, les caractères du titre sont rouges. Plus jeune, tu pensais que ce vert était blême, que la couverture était censée donner une impression de blêmeur. Il n’en est rien, le vert est foncé et soutenu, le rouge est vif. Mais si on mélange ces deux couleurs complémentaires, on obtient un gris qui peut être terne et sans éclat. J’ai épousé une ombre, titre mystérieux, fascinant, voire poétique, rien à voir avec son original froid, pragmatique et sans équivoque, I married a dead man.
Jour 21 –Il y a des jours où tu vois des couleurs partout dans la ville, tu pourrais parler de toutes, mais non tu as choisi de ne parler que d’une seule chaque jour, tel est le défi que tu t’es lancé, voici déjà 22 jours. Elles sont là toutes ces couleurs, elles éclatent, jaillissent, miroitent, scintillent longtemps encore sur l’écran intérieur de ta mémoire visuelle et puis elles se mélangent, se fondent, se diluent, s’affadissent pour finir par disparaître, sans laisser de traces, ou si peu. A tel point que les jours où tu sors à peine, c’est-à-dire les jours où tu télétravailles, tu vas faire tes courses dans le quartier, tu te dépêches, tu n’as pas le temps, les couleurs que ce bout de ville te donne à voir, que tu connais, qui t’ont déjà interpellée, que tu as déjà fait resplendir, mêlées, mélangées, ces couleurs ont fini par échapper à ton œil fatigué de trop d’écran.
Jour 21 – De la couleur comme trace dans la ville. Refaire le parcours. La plupart des couleurs observées étaient celles d’objets mouvants ou non, parfois des plantes. Des bandes colorées sont-elles des traces ? Quelques éclairages, mais ce ne sont pas des traces, comme le sont les tags. Un éclairage, on l’éteint et il disparaît. Le tag est plus difficile a enlever. Parfois, recouvert, il transparaît encore. On se dit il reste des traces. Il faut en enlever toute trace. Mais si on le laisse, il fait trace, trace de celui qui l’a apposé, trace comprise de lui seul et peut-être de quelques initiés. Trace colorée. Trace bleue sur trace blanche. Comme un écho du ciel qui aujourd’hui nous sourit.
Jour 20 – Où il sera encore question de la journée d’hier. On dirait bien que le jaune tient le haut du pavé dans cette exploration de la couleur dans la ville, après le rose peut-être. Après les camionnettes jaunes des marchands de gaufres, la visite aux bouquinistes, les étançons jaune de la place de Brouckère. Ils auraient tout aussi bien pu être bleus, rouges, oranges ou vert. Mais ils sont jaunes. Tu le sais, ici la couleur n’est qu’un prétexte pour plonger le regard par les ouvertures des fenêtres sur le ciel. Sur le potentiel de renouvellement de la ville qui se reconstruit sur elle-même. Mais tu ne peux t’empêcher aussi d’imaginer que des gens ont vécu, ont travaillé, se sont aimés peut-être derrière ces façades et dans ces immeubles dont seul subsiste le squelette. Et puis tu repenses aux jonquilles. A leur côté, les étançons ne font pas le poids.
Jour 19 – Si tu es pris.e dans la grisaille de la ville, tu ne peux pas les rater les camionnettes jaunes des vendeurs de gaufres. Mais aujourd’hui, de grisaille, point. Ciel d’avant l’orage, soleil qui perce au travers de nuages menaçants, lumière dramatique, blancs éclatants. Sur ton chemin vers la galerie Bortier qui regroupe quelques bouquinistes, les camionnettes jaunes ne passent pas moins inaperçu. La rumeur courait que de nouveaux commerces allaient prendre la place des bouquinistes. Besoin impérieux d’aller y voir. Une dernière fois. Tu t’approches de la camionnette au modèle le plus ancien, tu n’as pas trop fait attention mais il te semble que c’est un van Volkswagen Westfalia. Autrefois, ces camionnettes, pas nécessairement jaunes, ne vendaient que des glaces et par conséquent ne circulaient qu’à la fin du printemps et en été. Depuis pas mal d’années, les glaciers ambulants, la plupart du temps des Italiens, ont ajouté une corde à leur arc, la gaufre de Liège, plus facile à consommer en se promenant que sa sœur la gaufre de Bruxelles. Les gaufres chaudes, quant à elles, se vendaient à des comptoirs qui donnaient sur la rue, essentiellement rue Neuve. A l’entrée de la galerie, une affiche décrit le projet, de nouveaux magasins vont s’installer et occuper les emplacement vides, mais les deux bouquinistes principaux restent (je suppose qu’il devait y en avoir d’autres, je ne m’en souviens pas). Soupir de soulagement. Je n’attendrai plus si longtemps avant de revenir. Promis. La gaufre était parfaite.
Après le bleu de Berlin évoqué par Catherine Serre, https://carnet.maisondemues.fr/10-bleu-de-berlin/, il y a le bleu Europe partout présent dans la station de métro et gare ferroviaire qui porte le nom d’un des pères de l’Europe, Robert Schuman. Tu descends où ? A Schuman, tu travailles où ? A Schuman. Mais, à part les fonctionnaires européens, qui sait encore dans le quartier qui était Schuman ? Qui sait aussi qu’il a été déclaré Vénérable par le pape François en 2021 et que le procès en vue de sa béatification a été entamé ? Mais tel n’est pas le propos. Revenons-en au bleu Europe, ma couleur du jour, partout présente dans cette station. Ne cherchez pas, c’est moi qui l’appelle comme ça. Quoiqu’en tapant bleu Europe sur Google, on trouve bien évidemment ce bleu et le descriptif du drapeau. Wikipédia nous renseigne plus précisément : « Le bleu du « fond azur » est défini comme le Pantone « Reflex Blue » […]. Pour l’affichage numérique, il est recommandé d’utiliser les valeurs 0/51/153 en RVB (#003399 en Hexadecimal) pour le bleu ». Voilà à quoi mène ce défi, apprendre incidemment que Robert Schuman est en odeur de sainteté et que le code couleur, auquel je n’entends rien, correspond au Reflex Blue du nuancier Pantone. Vue, odorat (de sainteté), ouïe, il ne manque plus que le toucher et le goût. La prochaine fois que je passerai par là, je toucherai le bleu. Mais le goût ?
Jour 17 – Tu lèves la tête et soudain, les vitres des cabines d’interprétation t’apparaissent colorées de rose, tu te retournes machinalement pour regarder d’où provient ce reflet, tu ne vois rien. Il y a certes des fauteuils au revêtement en tissu de couleur rosée, mélange lilas fraise écrasée, mais il est évident que ce n’est pas ça qui teinte le verre en rose. Après tout, tu t’en fiches, ce qui t’importe c’est que tu vois la ville en rose. A la fin de la réunion, tu sors ton téléphone pour photographier les vitres roses, une participante s’approche et t’interroge, pensant que tu aurais voulu photographier des collègues, tu lui montres la ville en rose. Elle te répond avec un grand sourire : « Oh, c’est une photo artistique ! » La joie d’être comprise.