Jour 21 –Il y a des jours où tu vois des couleurs partout dans la ville, tu pourrais parler de toutes, mais non tu as choisi de ne parler que d’une seule chaque jour, tel est le défi que tu t’es lancé, voici déjà 22 jours. Elles sont là toutes ces couleurs, elles éclatent, jaillissent, miroitent, scintillent longtemps encore sur l’écran intérieur de ta mémoire visuelle et puis elles se mélangent, se fondent, se diluent, s’affadissent pour finir par disparaître, sans laisser de traces, ou si peu. A tel point que les jours où tu sors à peine, c’est-à-dire les jours où tu télétravailles, tu vas faire tes courses dans le quartier, tu te dépêches, tu n’as pas le temps, les couleurs que ce bout de ville te donne à voir, que tu connais, qui t’ont déjà interpellée, que tu as déjà fait resplendir, mêlées, mélangées, ces couleurs ont fini par échapper à ton œil fatigué de trop d’écran.
Jour 21 – De la couleur comme trace dans la ville. Refaire le parcours. La plupart des couleurs observées étaient celles d’objets mouvants ou non, parfois des plantes. Des bandes colorées sont-elles des traces ? Quelques éclairages, mais ce ne sont pas des traces, comme le sont les tags. Un éclairage, on l’éteint et il disparaît. Le tag est plus difficile a enlever. Parfois, recouvert, il transparaît encore. On se dit il reste des traces. Il faut en enlever toute trace. Mais si on le laisse, il fait trace, trace de celui qui l’a apposé, trace comprise de lui seul et peut-être de quelques initiés. Trace colorée. Trace bleue sur trace blanche. Comme un écho du ciel qui aujourd’hui nous sourit.
Jour 20 – Où il sera encore question de la journée d’hier. On dirait bien que le jaune tient le haut du pavé dans cette exploration de la couleur dans la ville, après le rose peut-être. Après les camionnettes jaunes des marchands de gaufres, la visite aux bouquinistes, les étançons jaune de la place de Brouckère. Ils auraient tout aussi bien pu être bleus, rouges, oranges ou vert. Mais ils sont jaunes. Tu le sais, ici la couleur n’est qu’un prétexte pour plonger le regard par les ouvertures des fenêtres sur le ciel. Sur le potentiel de renouvellement de la ville qui se reconstruit sur elle-même. Mais tu ne peux t’empêcher aussi d’imaginer que des gens ont vécu, ont travaillé, se sont aimés peut-être derrière ces façades et dans ces immeubles dont seul subsiste le squelette. Et puis tu repenses aux jonquilles. A leur côté, les étançons ne font pas le poids.
Jour 19 – Si tu es pris.e dans la grisaille de la ville, tu ne peux pas les rater les camionnettes jaunes des vendeurs de gaufres. Mais aujourd’hui, de grisaille, point. Ciel d’avant l’orage, soleil qui perce au travers de nuages menaçants, lumière dramatique, blancs éclatants. Sur ton chemin vers la galerie Bortier qui regroupe quelques bouquinistes, les camionnettes jaunes ne passent pas moins inaperçu. La rumeur courait que de nouveaux commerces allaient prendre la place des bouquinistes. Besoin impérieux d’aller y voir. Une dernière fois. Tu t’approches de la camionnette au modèle le plus ancien, tu n’as pas trop fait attention mais il te semble que c’est un van Volkswagen Westfalia. Autrefois, ces camionnettes, pas nécessairement jaunes, ne vendaient que des glaces et par conséquent ne circulaient qu’à la fin du printemps et en été. Depuis pas mal d’années, les glaciers ambulants, la plupart du temps des Italiens, ont ajouté une corde à leur arc, la gaufre de Liège, plus facile à consommer en se promenant que sa sœur la gaufre de Bruxelles. Les gaufres chaudes, quant à elles, se vendaient à des comptoirs qui donnaient sur la rue, essentiellement rue Neuve. A l’entrée de la galerie, une affiche décrit le projet, de nouveaux magasins vont s’installer et occuper les emplacement vides, mais les deux bouquinistes principaux restent (je suppose qu’il devait y en avoir d’autres, je ne m’en souviens pas). Soupir de soulagement. Je n’attendrai plus si longtemps avant de revenir. Promis. La gaufre était parfaite.
Après le bleu de Berlin évoqué par Catherine Serre, https://carnet.maisondemues.fr/10-bleu-de-berlin/, il y a le bleu Europe partout présent dans la station de métro et gare ferroviaire qui porte le nom d’un des pères de l’Europe, Robert Schuman. Tu descends où ? A Schuman, tu travailles où ? A Schuman. Mais, à part les fonctionnaires européens, qui sait encore dans le quartier qui était Schuman ? Qui sait aussi qu’il a été déclaré Vénérable par le pape François en 2021 et que le procès en vue de sa béatification a été entamé ? Mais tel n’est pas le propos. Revenons-en au bleu Europe, ma couleur du jour, partout présente dans cette station. Ne cherchez pas, c’est moi qui l’appelle comme ça. Quoiqu’en tapant bleu Europe sur Google, on trouve bien évidemment ce bleu et le descriptif du drapeau. Wikipédia nous renseigne plus précisément : « Le bleu du « fond azur » est défini comme le Pantone « Reflex Blue » […]. Pour l’affichage numérique, il est recommandé d’utiliser les valeurs 0/51/153 en RVB (#003399 en Hexadecimal) pour le bleu ». Voilà à quoi mène ce défi, apprendre incidemment que Robert Schuman est en odeur de sainteté et que le code couleur, auquel je n’entends rien, correspond au Reflex Blue du nuancier Pantone. Vue, odorat (de sainteté), ouïe, il ne manque plus que le toucher et le goût. La prochaine fois que je passerai par là, je toucherai le bleu. Mais le goût ?
Jour 17 – Tu lèves la tête et soudain, les vitres des cabines d’interprétation t’apparaissent colorées de rose, tu te retournes machinalement pour regarder d’où provient ce reflet, tu ne vois rien. Il y a certes des fauteuils au revêtement en tissu de couleur rosée, mélange lilas fraise écrasée, mais il est évident que ce n’est pas ça qui teinte le verre en rose. Après tout, tu t’en fiches, ce qui t’importe c’est que tu vois la ville en rose. A la fin de la réunion, tu sors ton téléphone pour photographier les vitres roses, une participante s’approche et t’interroge, pensant que tu aurais voulu photographier des collègues, tu lui montres la ville en rose. Elle te répond avec un grand sourire : « Oh, c’est une photo artistique ! » La joie d’être comprise.
Jour 16 – A mes yeux, un classique du quartier ce bâtiment au coin de la rue de la Loi et de l’avenue des Arts. Je ne me lasse pas du reflet de l’immeuble à la silhouette de paquebot dans sa façade vitrée plane et uniforme qu’aucune fenêtre ouverte ne vient perturber. La proue du navire brille des dernières lueurs de l’aube, les vitres fumées amplifient le bleu du ciel. Des bandes colorées rythment la surface de verre, rouge, orange, rose, jaune, les couleurs chaudes dans la moitié inférieure et à mesure qu’on monte vers le ciel, les couleurs froides se confondent avec la réverbération du ciel. La couleur du jour, ce sera plutôt un arc-en-ciel.
Jour 15 – Derrière sa haie de jeunes pousses de bambou et de bois mort, le Bouddha rose prend son premier bain de soleil. Le thermomètre affiche 16° aujourd’hui, je profite d’une accalmie du flux de mails et d’appels téléphoniques pour aller lui faire un petit coucou. Je me demande pourquoi il porte une chaîne autour du cou et une autre autour des poignets. De ses yeux mi-clos, il observe, impassible, la circulation qui passe devant lui, plutôt calme aujourd’hui sur cet axe important d’accès à la ville toujours plus ou moins embouteillé. Je me dis qu’un de ces jours je devrais pousser la porte du Pink Buddha. Restaurant et lounge bar. Sur les photos de leur compte Instagram, tout y est rose, le décor, les fleurs, il y a même des cocktails roses. Et puisque l’éclairage y est rose, je me dis qu’on doit y voir la vie en rose.
Jour 14 – Dans quelle ville ne se plaint-on pas des travaux ? Certainement pas à Bruxelles. Les gens râlent à cause des travaux à longueur de journée, les embarras de circulation, les ralentissements, les déviations, les transports en commun qui n’avancent pas, les embouteillages décuplés, tout est prétexte à rouspéter. Et pourtant, les travaux ne visent-ils pas, entre autres, à améliorer le quotidien des citoyens ? Tiens, il y a quelques années, ils ont installé un piétonnier dans le centre-ville pour, ont-ils dit, rendre la ville à ses habitants, comme c’est gentil, mais en tant que piéton, habitant ou pas, on y risque sa vie à devoir louvoyer entre les vélos qui prennent le piétonnier pour un vélodrome, et si ce n’était que le piétonnier, mais je dévie et puis je ne vais pas me mettre à rouspéter moi aussi. Je vais en venir à la couleur du jour, mais je voulais juste préciser qu’ici, on n’est pas dans le centre-ville, on est à la périphérie, géographiquement comme si on était dans le 14e arrondissement de Paris, sauf que ce serait plutôt comme dans le 16e, paraît-il, mais je ne sais pas, je ne suis jamais allée dans le 16e et cet immense rouleau de câble se trouve dans mon quartier et plus précisément dans ma rue où on est en train d’installer la fibre optique. J’ai pensé que les communes de la périphérie étaient les dernières de la liste mais après une vérification sur le net, il semblerait que dans le centre-ville les travaux soient en cours aussi. Encore une fois, je dévie. J’en viens à la couleur de cet énorme câble, sans doute s’agit-il plus précisément d’une gaine contenant un faisceau de câbles plus fins eux-mêmes contenus dans des gaines multicolores pour pouvoir en reconnaître la fonction. Jaune. Je me suis demandé s’il y avait une raison particulière au choix de cette couleur, s’il se pouvait que le faisceau de câbles qu’il contient n’en comporte aucun qui soit de couleur jaune. En tout cas, on peut toujours compter sur les travaux pour nous mettre de la couleur plein la vue. Et assurer l’animation.
Jour 13 – Se laisser appeler par l’intériorité, ressourcement, retrait, rêver de l’ailleurs, de paysages, de jardins, des couleurs que tu peins, la ville est proche et lointaine à la fois, du jardin de rêve au jardin intérieur, lieu commun peut-être, il n’y a qu’un pas et tu le franchis allègrement. Tirer le rideau, le carré rouge encore, se retrancher derrière ses feuilles qui surgissent comme des flammes, la ville est loin, dans un univers parallèle, il a fini par pleuvoir, tout est flou, tu peins des fleurs.