Lumière

Un bar à vin sympa, vous entrez il n’y a personne, il est encore tôt, 18h un jeudi soir, tu ne connais pas ce bar, vous êtes seules ta fille et toi, elle t’a proposé deux bars, le Jane’s et chez Franz, tu choisis le Jane’s, pourquoi ? Jane t’inspire-t-elle plus que Franz ? Le Jane’s un bar anglais peut-être, Jane… quelle Jane t’inspire ? Quel Franz ne t’inspire pas ? Aucune idée, tu te laisses guider par ton intuition, il n’y a personne encore, un homme au bar qui semble connaître la serveuse, ou est-ce la patronne, est-ce elle, Jane ? peut-être une autre fois tu lui poseras la question, peut-être Jane n’existe-t-elle pas réellement et est-elle juste une évocation, rien de particulièrement british dans ce bar, design et vintage, un peu bobo.

Photo Elisabeth B.

Petit à petit il se remplit, que cherchent-ils les gens, se demandent-ils aussi qui est Jane ou peut-être la connaissent-ils, se disent-ils aussi comme elle qu’ils sont entourés de gens dans un bar, comme avant, que l’insouciance et la légèreté sont revenues, que ça rassure dans la ville d’avoir des gens autour de soi, même si on ne les connaît pas, ça rassure de se dire qu’on partage des préoccupations, de se dire qu’eux aussi sans doute ils ont envie de penser à autre chose, que la peur ne sert à rien, cette lumière tamisée comme un peu hors du temps, être dans l’instant présent et pourtant hors du temps, vous êtes bien, vous parlez, tout coule de source,

¨Photo Elisabeth B.

de cette source qui s’en revient chaque année de sa force vive abreuver et remettre la nature en mouvement, cette nature partout présente dans ta ville et cette lumière qui filtre et scintille entre les feuilles naissantes, le soleil a l’ingéniosité de venir illuminer chacune d’elle, fait écho à la lumière du bar comme une pulsation, comme un va-et-vient, de ces deux lumières tu te nourris, tu crois parfois devoir faire un choix.

Logik

Ceci n’est pas une gare, même pas une gare désaffectée. Cela s’appelle une halte, un point d’arrêt non géré à accès libre, mais ça tu ne l’as découvert qu’après. Avant, il y avait une gare, une vrai, avec un bâtiment, peinture blanche et tuiles rouges, une vraie petite gare de campagne puisqu’avant, là, c’était la campagne et donc, elle a fini par être fermée en raison d’un manque de fréquentation, ensuite les travaux d’un futur RER qui n’en finissent pas d’être planifiés, interrompus avant d’être commencés, puis reportés, poursuivis, non terminés avant une hypothétique mise en service sans cesse différée et comme résultat ça donne une gare qui n’en est pas une où seuls les habitués doivent savoir comment elle fonctionne, tu as vu après une femme traverser la grande avenue en surplomb avec une valise à roulettes sortant probablement de cette halte, encore que tu ne l’as pas vue en sortir, une gare où il ne fait certainement pas bon circuler seul.e le soir, à peine si on s’y sent à l’aise en journée, un rayon de soleil ça aide comme ce jour-là où tu décides d’y aller voir de plus près, tu ne savais pas ce que tu allais y trouver : un chantier non terminé, des tas de gravats, de sables, des balustrades provisoires, des tags, quoique oui, ça tu pouvais t’attendre à en trouver, des clôtures de chantier mobiles, des flaques, le plafond goutte, déjà des réparations à effectuer avant même la fin des travaux, des quais immenses, un train qui passe sans ralentir, tu parviens à le saisir dans la seconde, la vitesse énorme, la photo soustrait cette réalité-là, le train semble à l’arrêt, tu es sur la voie 4, tu te dis que celle d’en face ce doit être la voie 3, les voies 2 et 1 ne semblent pas encore exister, tu ne les as pas vues, sans doute devraient-elles à terme émerger des tas de sable et de gravats qui longent le mur qui te fait face. Cela paraît logik…

Où les voies convergent

Décider d’aller au centre-ville en train, presqu’une aventure puisque tu ne le prends que rarement, tu as réservé ton billet à 2,50€ sur internet, la petite gare près de chez toi ne compte que deux voies, la voie 2 où tu embarques se rejoint par un tunnel dont les parois sont couvertes de tags. Passées quelques gares de périphérie, le train aborde la gare du Midi où débarquent les passagers qui se rendent dans les quartiers administratifs, pour s’engouffrer ensuite dans un tunnel qui traverse la ville du Sud au Nord, on l’appelle la jonction Nord-Midi, tu es dans ses entrailles comme dans un monde parallèle, le wagon comme une bulle en isolement, rien de bien original puisque tu prends le métro, mais le train avec tout ce qu’il représente de l’ailleurs est un monde en soi, sur les quais les passagers semblent dans une autre réalité, hors de portée, et toi-même aussi quand tu aperçois ton reflet dans la vitre, tu as l’impression que si tu tends la main tu passeras au travers de leur corps. Tu descends gare du Nord, tu t’attardes sur le quai, les horizontales et les verticales t’appellent, les points de fuite t’attirent, les câbles d’électrification, les tours de verre qui découpent le ciel bleu azur, tu as choisi ce jour pour le bleu aussi, tu arrives au bout du quai et tu te dis que jamais les gens ne vont jusque là, où les voies convergent, après c’est l’inconnu.

Formica

Elle pose son sac sur la table et regarde autour d’elle. C’est une chambre sobre, austère. Une table en formica, deux chaises en simili cuir et métal. Un lit double, deux tables de nuit, en formica également. Le formica est un matériau artificiel inventé en 1912 par deux ingénieurs de Westinghouse Electric Corporation pour remplacer le mica, un isolant électrique minéral du groupe des silicates dont elle pensait qu’il avait été connu du commun des utilisateurs sous le nom de papier mica, papier d’emballage transparent, type papier d’emballage de fleurs, qui produisait un son bien spécifique au toucher mais dont elle se dit finalement qu’il avait dû être confondu par ses grands-parents avec du papier cristal, et qui, additionné de résine et aggloméré en couches, a eu de nombreuses utilisations industrielles, découpé en rubans ou en plaques. Les deux ingénieurs ont ensuite fondé leur propre compagnie, la Formica Corporation à Cincinatti, Ohio. Constitué à la base de couches de tissus assemblées à l’aide d’une résine, le formica a ensuite été composé de couches épaisses de papier laminées au moyen de mélamine, une résine thermorésistante conçue dans les années 30 par American Cyanamid Company qui a vendu la totalité de sa production à la Formica Corporation désireuse d’utiliser le formica dans la fabrication de mobilier notamment de cuisine. Matériau peu coûteux à la production, le formica a fait son entrée dans la vie des Américains d’après-guerre et dans celle des Européens des années 60. C’est ainsi qu’il s’est répandu dans tous les domaines du quotidien, des cuisines, cantines et bureaux aux cafés, restaurants, chambres d’hôtel et lieux de loisirs en passant par les moyens de transport, surtout publics. Ses parents, elle s’en souvient, ont eu une table de cuisine et des tabourets en formica. Elle même aussi à la fin des années quatre-vingts. Tombé en désuétude, le mobilier en formica a refait surface récemment dans la mouvance du vintage. Il est clair cependant que dans cet hôtel le vintage n’a pas cours, c’est le bon marché qui prime pour pouvoir maintenir des prix défiant toute concurrence.

Des villes que le train traverse

Toujours découvrir d’autres lieux où passe le train dans ta ville, il y a des villes que le train contourne, d’autres que le train traverse, la tienne est de celles-là. Une large artère, ce jour gris et pluvieux tu dois te rendre à un endroit précis et soudain la succession de vastes demeures et ambassades s’arrête pour laisser place au parapet d’un pont, en contrebas la voie ferrée qui déboule d’un tunnel passant sous l’immense parc forestier du sud de la ville, tu t’y attardes à peine le temps de prendre une photo, sur la droite un immeuble à appartements des années soixante comme ils en ont tant construits à cette époque, tu n’auras pas le temps de voir passer un train, tu dois arriver à ton rendez-vous. Tu ignorais qu’un tunnel ferroviaire passait sous ce parc, évidemment tu ne prends jamais le train ou si peu, ce parc dont on dit qu’il n’a rien à envier à Central Park, cette extension d’une immense forêt périurbaine, une des plus grande d’Europe, située au sud-est de la ville et tu te dis que ta ville tu crois la connaître mais en réalité, non, tu ne la connais pas.

La ville mais comme en dehors

Te dire que tu habites la ville et pourtant tu es comme en dehors comme tu pourrais te dire que tu es dans la vie et pourtant tu te sens comme en dehors, oui mais quelle vie, celle de tout ce grouillement qui déferle dans les rues quoique, oui, mais ça c’était avant… est-ce que ça déferle encore ? Provisoirement tu n’es plus là pour le voir. Pourtant, il semble que tout revienne à la normale. « Avant », « la normale », de quoi parle-t-on ? Y a-t-il une vie meilleure qu’une autre ? La vie c’est la vie, elle est. Point. Elle n’a rien demandé à personne. Tu es dans ta vie. Peut-on choisir de se retirer du déferlement ? Tu as eu la possibilité de faire ce choix-là. Tu es dans la ville et pourtant en dehors. Chaque matin tu vois ces deux bâtiments, l’un récemment revêtu de lattes de bois qui sous ces latitudes pluvieuses fait déjà grise mine, l’autre blanc lumineux avec ses vitres comme des miroirs, ces deux bâtiments qui avant n’y étaient pas, une large avenue passe en contre-bas mais tu ne la vois pas grâce aux jardins qui font tampon. Tu entends la rumeur du trafic et des trams qui passent, étouffée par la végétation. Entre les deux et de l’autre côté de l’avenue, un vieux bâtiment gris aux vitres roses qui te fait penser à un bunker. Tu aimes regarder ces bâtiments chaque matin depuis ta large baie vitrée, tu aimes regarder ces jardins, tu es dans la ville et tu es comme en dehors.

Maison perdue

Un soleil qui se déverse généreusement dans cette journée lumineuse et chaude, de ces journées qui s’étirent à l’infini. Au plafond, très haut, un ciel peint, des nuages blancs stylisés, des fresques de ciels entourées de moulures, des angelots peut-être. Un ciel aussi bleu que celui du dehors, seul point de couleur dans cette pièce grise. Deux fenêtres donnent sur la rue, comme deux yeux diaphanes qui observent une très vieille dame grise au visage de pomme ratatinée assise dans un fauteuil. Nous venons de grimper la dizaine de marches en marbre blanc zébré de gris qui mène de la porte d’entrée à une porte vitrée donnant à gauche sur une cage d’escalier et à droite sur un long couloir menant à la cuisine. A droite de la porte vitrée, le salon où je regarde cette vieille dame à qui ma mère parle. Tout autour de moi des meubles qui s’évaporent dans la grisaille pareille à celle des vieilles photos noir et blanc un peu délavées. Sur ces meubles probablement des vases, des bonbonnières, de la vaisselle, des bibelots poussiéreux. Sur un guéridon pourquoi pas une bouteille d’Elixir d’Anvers, liqueur que cette vieille dame aimait tout particulièrement et qui est sans nul doute le secret de sa longévité. Soudain, une odeur de brûlé, ma mère se précipite dans le couloir, un couloir qui me paraît kilométrique. Elle disparaît dans une pièce dont s’échappe un peu de fumée, sans doute la cuisine. Elle fait couler de l’eau, des endives brûlent au fond d’une casserole. Ce couloir ne peut conduire qu’à une cuisine, d’autres pièces, plus loin encore, ouvrent sur des infinis. 

D’après une proposition de François Bon pour l’atelier « Pousser la langue »

Approaching a City

Immanquablement, cette toile de Hopper, lui revient en tête, mais ici nulle grisaille, nulle gueule béante et menaçante, nul mur aveugle sur lequel on viendrait presque buter. Cet hôtel Art déco à la façade claire, en réalité un des premiers immeubles à appartements de luxe de la ville, complexe immense, conçu à la fin des années 1920 par un architecte suisse pour la haute bourgeoisie, comprenant plusieurs bâtiments articulés autour de cours intérieures et doté de nombreux services : services de femmes de chambre et maîtres d’hôtel, galerie marchande, restaurants, salon de coiffure, banque, théâtre,  piscine, bureau de poste, garages, épiceries, fleuriste, chocolaterie, salle de sport, aujourd’hui transformé en centre de presse international et immeuble de bureaux, après avoir été réquisitionné par les Allemands pendant la guerre et être ensuite repris par l’Etat pour abriter des ministères. Ces larges quais, clairs aussi, avec des gens qui attendent leur train, on peut même pénétrer à pied dans le tunnel, car la gare se poursuit à l’intérieur. Rien à voir donc avec la toile de Hopper pour ce qui est de son décor blême, ses bâtiments aux fenêtres sans vie, par contre même sentiment d’aspiration, d’avalement, de traversée, fût-ce, pour l’heure, à pied dans son cas. Elle prend des photos, elle est en bout de quai, elle mitraille, les entrelacs complexes de câbles, les arches métalliques, les feux de signalisation, les écrans, de l’autre côté de la voie, il y a un autre escalier qui descend vers la rue. Sur le temps qu’elle passe là, elle ne voit que des trains qui quittent la gare et de ce fait la ville. Elle entre dans le tunnel, mitraille encore, il y a pas mal de gens sur les quais, elle est sur le quai tout à gauche et le longe jusqu’au bout, comme si elle s’attendait à ce qu’il débouche quelque part mais elle n’y trouve bien sûr qu’un mur.

Le vaste monde

Incursion, hier, dans le vaste monde ou faudrait-il parler d’excursion, sortir de ton chez toi excentré pour aller voir une expo au centre-ville, incursion car la visite a duré environ deux heures, tu n’as pas joué les prolongations, tu as repris immédiatement le chemin en sens inverse, excursion parce qu’il a fallu te préparer à partir, t’extirper de ton lieu de vie et faire 40 minutes de transports en commun pour rejoindre la salle d’expo (un peu moins pour le retour) et que tu aurais presque l’impression de visiter un lieu qui t’est devenu étranger, tu n’as plus l’habitude de voir autant de gens en des espaces aussi restreints.

Est-ce à dire, donc, que la ville serait le vaste monde, du moins de ton point de vue d’excentré qui, comme le terme l’indique, vit en dehors du centre, à la périphérie en l’occurrence, oui mais ça n’en est pas moins la ville, même si ce sont des mondes qui n’ont pas grand chose en commun mise à part, peut-être, leur appellation de ville, n’est-il pas plutôt, ce vaste monde, celui des espaces naturels que tu retrouves sur le territoire même de la périphérie de la ville lorsqu’aujourd’hui tu t’immerges dans cette nature comme pour te nettoyer des scories qui se seraient accrochées à toi ?

Terrazzo

Photo : Ad Lucem
Photo : Monument Heritage Brussels

Terrazzo, histoire,  archéologie, néolithique, néolithique précéramique, revêtement, sol, revêtement de sol, revêtement de sol décoratif, chaux vive, calcaire broyé, ocre, argile, fragments, terre cuite, terre cuite concassée, pierre, pierre naturelle, marbre, éclats de marbre, résidus, résidus de matériaux précieux, recyclage, agrégat, granulat, granulométrie, mosaïque, stabilité, solidité, pérennité, antiquité, antiquité lointaine, Nord-Est de l’Italie, Venise, palais vénitiens, palais des Doges, liant, ciment, mortier, granito, petits grains, Art Déco, années 1910, années 1920/30, sol en granito, années 1950/60, sol de la clinique, sol du bâtiment de consultations, dalles en granito, désuétude, redécouverte, retour, années 1990, nouveau matériau tendance.

D’après une proposition de François Bon pour l’atelier « Progression » (Tarkos)