Je regarde ce monde qu’est la ville

Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Ces jours de grisaille et de pluie, elle disparaît même derrière un troisième prisme, celui d’un rideau de gouttelettes qui transforme chaque vue en une œuvre abstraite. Je me mets à imaginer le jeu du pigment et de l’eau sur le papier aquarelle. Je regarde ce monde qu’est la ville sur le visage des gens qui s’y croisent, s’y bousculent sans se voir, la mine grise des jours de pluie. Aujourd’hui j’ai décidé de voir le sourire sur les visages, cette jeune maman au manteau vert vif comme pour appeler à grands cris ce printemps qui peine à s’installer, même si le chant des oiseaux témoigne de son retour, même si dans les parcs les jonquilles foisonnent, elle parle à son enfant sous le parapluie, elle lui sourit. Cette jeune fille qui parle à une copine à l’arrêt du tram et lui sourit. Cette femme assise en face de moi dans le métro scotchée à son téléphone, son visage sourit. Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Cet autre jour, le soleil se déverse dans l’objectif entre deux averses. Envie de descendre du tram au prochain arrêt et de marcher, marcher vers lui.

Joyeux Noël !

It’s beginning to look a lot like Christmas, everywhere you go, dit la chanson. Eh bien, pas dans mon quartier. Du moins pas sur le trajet que je fais pour aller faire mes courses en cette veille de Noël. Il fait gris et pluvieux, aucune guirlande lumineuse, aucun sapin, rien, à peine quelques décorations dans certaines vitrines. La fête en famille ce sera pour demain, c’est-à-dire aujourd’hui et il pleut, il pleut et il pleut encore, tout est silencieux, seul le moteur du lave-vaisselle ronronne, seule la pluie crépite sur le dalles de béton de la terrasse, le transat est resté là et il n’en finit pas de dégouliner, les dahlias pourrissent dans leur bac en bois de même que les chrysanthèmes dans leur vasque en céramique. Non, décidément, it’s not looking like Christmas at all. Se dire que pourtant ce soir tout sera différent, la famille sera là, le chapon dans le four et les cadeaux sous le sapin, on écoutera de la musique, le Rat Pack, Feliz Navidad et Bon baisers de Fort de France. It’ll no longer be looking like Chritsmas, it’ll be Christmas !

Quarto

Dimanche matin, 8h30, un dimanche matin d’automne tout à fait banal : froid, gris, brumeux, pluvieux, maussade, juste envie de rester sous le plaid toute la journée, il y a plein de livres partout dans plusieurs pièces de la maison et ici dans la chambre, sur l’étagère juste à côté de la fenêtre, prendre ce volume Quarto, feuilleter les pages de papier fin, une texture un rien plus épaisse que le papier Bible, la peau des doigts garde mémoire de ce qu’elle effleure, s’attarder, avancer, revenir en arrière, quand à cet instant, le bateau-mouche est apparu. Il glissait vers la pointe de l’île, sa guirlande de projecteurs braquée sur les maisons des quais. Les murs de la pièce étaient brusquement recouverts de taches, de points lumineux et de treillages qui tournaient et venaient se perdre au plafond. Dans cette même chambre, il y a vingt ans, c’étaient les mêmes ombres fugitives et familières qui nous captivaient mon frère Rudy et moi, quand nous éteignions la lumière au passage de ce même bateau-mouche*. Quand j’ai lu ce passage pour la première fois, immanquablement, c’est ce récit de ma mère, que j’avais mis par écrit, qui est remonté à la surface et il revient à nouveau ce dimanche matin d’automne banal quand mon geste à saisi ce livre et l’a ouvert aléatoirement à la page 330 et que mes yeux se sont posés aléatoirement sur ce paragraphe. A la nuit tombée, elle retournait dans sa maison avec sa jeune sœur [ma mère] qui passait les nuits avec elle pour lui tenir compagnie. Elle n’aurait pu se coucher seule dans ce grand lit glacé, les ombres qui se dessinaient sur les murs l’effrayaient. Elle imaginait les loups des forêts de Bohême qui rôdaient autour de la ferme et le guettaient pour l’anéantir à jamais. A deux, elles jouaient à se faire peur. Au passage de la patrouille allemande qui dans sa ronde nocturne promenait le faisceau lumineux des torches électriques sur les fenêtres des maisons occultées par des stores de papier, les ombres se mettaient à virevolter autour de la pièce pour former un balai étrange et fascinant qu’elles attendaient chaque soir avec une impatience qu’elles n’osaient s’avouer. Respirant à peine, les deux sœurs se pelotonnaient sous les couvertures et demeuraient ainsi jusqu’à ce que le martèlement envoûtant des bottes sur l’asphalte fût devenu complètement inaudible.

* Livret de famille, Patrick Modiano, Gallimard, 1977

Ligne 60

Décidé de partir en ville en bus. Il est 14h. Pas mal de jeunes dans le bus, en route pour l’école sans doute. Monte un homme. Mince, la cinquantaine, genre révolutionnaire calme, cheveux mi-longs grisonnants, catogan, keffieh rouge et blanc au cou, jean noir, blouson et casquette noirs couverts de pins, cabas à roulettes couvert d’inscriptions « Kill Putin » et autres, bottines militaires noires à lacets rouges. Expédition en ville au pied levé, tant qu’il t’est encore possible de disposer de ton temps à ta guise. Les grosses villas genre ambassades font place aux maisons de maîtres et petits immeubles à appartements. Rue Américaine, musée Horta. Tu regardes les gens sans masque et tu te dis qu’ils n’ont pas l’air plus joyeux qu’avec masque. Mais s’ils sont comme toi à lutter pour ne pas s’endormir après des nuits d’insomnie, il n’y a pas de quoi sourire béatement. Dehors, une fille aux cheveux orange rejoint sa voiture tenant à la main un gobelet de café à couvercle orange.

Chantier

Toujours la ville se renouvelle, toujours la ville se transforme, s’auto-détruit, se fait détruire (mais ça c’est un autre débat), se reconstruit, s’édifie, chantier vaste et permanent, comme notre vie, oui, dans la phrase qui précède, il suffirait de retirer les deux « ll », toujours la vie se renouvelle, toujours la vie se transforme, s’auto-détruit, se fait détruire (mais ça c’est un autre débat), se reconstruit, s’édifie, chantier vaste et permanent, parfois tu ne t’y retrouves pas, tu ne comprends pas ce qui se passe, tu y assistes en spectateur, heureusement des panneaux explicatifs te fournissent les renseignements quant à l’objet du chantier, en l’occurrence il s’agit ici d’une extension du métro, une ligne supplémentaire va desservir ce côté-ci de la périphérie, le pré-métro va se transformer en métro, prémétro, un terme issu tout droit de la préhistoire des transports en commun, en a-t-il existé dans d’autres villes que celle-ci ?  Qui sait de quoi il s’agit mis à part les habitants de cette ville ?

Revenir en ville

Revenir en ville. Toujours comme ressortir d’une réclusion. Prendre le tram en sens inverse de ce que tu fais d’habitude. Ce que tu faisais. Avant. Quand tu allais toujours sur place pour bosser. Bien avant ta pause sabbatique. Le trajet périphérie – centre-ville, c’était le matin que tu le faisais. Le soir tu repartais vers ta périphérie. C’est ce que tu faisais à cette heure-ci. Aujourd’hui tu fais le contraire. Avant tu allais en ville tous les jours, maintenant tu ne fais plus que des sorties en ville. Le tram descend sous terre, on l’avait appelé le pré-métro et il est resté tel. A cette heure-là, périphérie – centre-ville, le tram n’est pas bondé. Tant mieux. Après de si longs mois, tu n’es pas prête pour cette promiscuité. Un couple, enfin tu penses que c’est un couple, ils s’apprêtent à descendre et se dirigent vers les portes. L’homme porte le sac à main de sa copine au bras. Tu te dis qu’aujourd’hui les mecs s’en foutent de ça, de porter le sac de leur copine ou de leur femme, ils ne croient plus que leur virilité passe par les objets ou accessoires qu’ils arborent. Tu les regardes marcher sur le quai côte à côte, l’homme porte toujours le sac. Cette réflexion te vient car tu en as connu, d’une génération passée, qui jamais n’auraient marché en rue un sac à main au bras ou à l’épaule.

Dans quel quartier vis-tu ?

Point névralgique dans ta vie cette gare du Luxembourg, tu pourrais même dire que la genèse de ta vie est ici puisque c’est par elle que pour la première fois ta mère a été en contact avec la ville qu’elle ne devait plus quitter par la suite, tu accompagnais tes parents à la gare lorsque ta tante repartait là-bas, ça te semblait loin, c’était triste une gare, c’est plus difficile, dit-on, pour celui qui reste sur le quai de la gare, mais ça c’est une réflexion de gens qui n’ont pas connu la guerre et ceux qui ont l’ont connue la guerre et bien pire s’insurgeraient avec raison,  puis bien des années plus tard, la place est devenue le théâtre quotidien de tes études quatre années durant, la gare cependant tu n’y mettais jamais les pieds, tu passais devant, tu la voyais sans la voir, avec sa façade un peu vieillotte surmontée d’une horloge, tu passais devant la statue aussi, jamais tu ne t’es demandé qui elle représentait, jamais tu ne t’es intéressée à John Cockerill, cet industriel belgo-britannique dont les ateliers ont fourni au pays les premiers wagons, rails  et locomotives et qui est à l’origine d’un fleuron industriel à savoir le groupe sidérurgique Cockerill-Sambre, revendu à Usinor, puis à Arcelor devenu ArcelorMittal et tandis que certains de tes amis habitant en dehors de la ville y descendaient tous les jours, toi c’était un bus qui te débarquait chaque matin, déjà tu venais de ta périphérie, pas la même qu’aujourd’hui, un café, sur un coin à droite en face de la gare était votre point de ralliement, après tu as délaissé la place (du Luxembourg) pendant quelques années avant de revenir dans un rue parallèle pour travailler, le buffet de la gare tu as connu même si tu ne prenais pas le train, tu venais t’y installer le midi pour manger et lire, baigner dans cette atmosphère de gens qui voyagent, le buffet n’existe plus aujourd’hui, seul persiste l’ancien bâtiment voyageurs avec sa  façade de style éclectique totalement en pierre bleue classé en 1991, rebaptisé Station Europe, point d’information sur les visites du Parlement européen, la gare ayant été entièrement remaniée et transformée en gare souterraine et tu te dis que toujours ou presque tu as travaillé dans le quartier, tu pourrais vraiment dire que tu es du quartier puisque, de surcroît, tu es née pas loin et même si ce n’est pas le quartier où tu habites, ne passe-t-on pas plus de temps dans le quartier où on bosse que dans le quartier où on habite, je ne dirais pas le quartier où on vit, car oui, comment répondre à la question : dans quel quartier vis-tu ?

Grand Central

Enormes piliers de béton en X qui supportent un immeuble d’une vingtaine d’étages et  sur le socle de l’immeuble même, un nombre incalculable de fûts de bière, bar aménagé autour de ce socle, luminaires façon hangar industriel, pareil pour les racks à verres et bouteilles d’alcool, pour commander soit on paie en cash soit on commande et paie via leur site internet, un client sympa t’a expliqué le fonctionnement, il t’a dégoté un lecteur de carte de banque, sinon impossible de payer, le bar ne disposant pas d’une machine. Ça n’arrête pas d’arriver, afterwork un vendredi, c’est pas ton  truc mais là tu voulais en faire l’expérience, faire comme si, des gens de tous styles, des jeunes, des moins jeunes, qui veulent décompresser en fin de semaine, un classique, pendant que les serveurs courent en tous sens, parcourent des kilomètres, décompresser, pas envie de rentrer chez soi alors que c’est le contraire, une fois le boulot terminé, tu files vers ta périphérie.Tu te demandes s’il y a beaucoup de fonctionnaires européens parmi la clientèle puisqu’on est dans le quartier mais peu en ont le look, tu te demandes si les gens, comme toi, observent ce qui se passe autour d’eux, les gens qui les entourent, s’ils ont conscience du lieu dans lequel ils se trouvent, du brouhaha, de la musique, ou s’ils sont entrés ici mais ça aurait pu être ailleurs, seul compte le fait de décharger les tensions de la semaine, de la journée, du monde qui tourne fou, parler, parler, s’étourdir de mots que, l’alcool aidant, on n’entend même plus, t’observent-ils en train d’écrire sur ton calepin, comme tu les observes, probablement non, est-ce que quand on est là non comme toi pour observer mais comme eux pour décompresser, est-ce qu’on a l’impression de faire partie de la vraie vie, de la vie qui bouge, du tissu de la ville, car des cubes comme celui-ci au pied d’un immeuble, combien y en a-t-il de par le monde qui, au même moment, grouillent de gens qui défilent au comptoir, flot qui ne cessera qu’avec la fermeture. Sur la terrasse une tablée dont on dirait qu’elle rassemble des collègues en mal eux aussi de lâcher les lourdeurs de la semaine, une femme parle avec force gestes et mimiques, un instant tu crois reconnaître quelqu’un lorsque deux bernaches du Canada survolent la place où se situe le bar dans et autour duquel l’espèce humaine s’agite et s’enivre de conversations et d’alcool. Droit devant toi, une jeune Africaine, traits fins et front haut, boit un caïpirinha avec ses copines, les rires fusent, le jour décline, les réverbères s’illuminent, tu adores que l’on puisse aujourd’hui être seule dans un bar et passer totalement inaperçue, c’est ce que tu aimes, te fondre dans la foule, cette expérience du bar du vendredi soir, cette expérience de la ville, ce nom Grand Central t’attirait sans savoir précisément pourquoi, comme une idée d’Amérique peut-être, que tu te défends toujours d’aimer, tu regardes les gens sur la terrasse, ils parlent, tu vois leurs lèvres bouger sans les entendre, tu te sens en dehors bien qu’à l’intérieur, comme si tu les voyais dans un aquarium et bientôt il fera nuit, tu t’es assignée de rester jusqu’à ce que la nuit tombe, tu n’as pas arrêté tout ce temps d’écrire sur ton calepin ou de prendre des photos, comme si quand on est seul, on ne peut pas rester à ne rien faire, montrer que ça ne dérange pas d’être seul mais puisque tu passes inaperçue, quelle importance si ce n’est pour toi…

Le train nous emmène tous ailleurs

Nouvelle escapade en ville par le train. Ici plus de gare, seul subsiste son bâtiment réaffecté en centre de collecte d’objets et de vêtements, du moins c’est ce qu’il t’a semblé lorsque, pour la première fois, tu t’en es approchée, tu as vu deux personnes occupées à l’intérieur, porte ouverte. Pour gagner la voie 2, il te faut passer par un tunnel et c’est Poséidon en fresque murale qui t’accueille, tu te demandes ce qu’ils viennent faire là lui et ses acolytes le scaphandrier, le plongeur, le crabe énorme et hideux, prêt à t’empoigner de ses pinces démesurées, arborant en lettres capitales sur son céphalothorax le mot PURGE, suivi de « le bonheur ça n’existe pas pour tout le monde » et l’insecte disproportionné couvert d’écailles immondes vert émeraude avec une tête surmontée de deux yeux globuleux hérissés de demi-sphères qui semblent observer les chalutiers passant au-dessus de lui, et de ventouses prêtes à s’en saisir pour les envoyer par le fond. Plus loin un grand arbre avec pour fruits des bulles qui contiennent des mondes, tous un peu identiques. Etrange univers censé égayer cette plongée sous les voies, tu en ressors contente de ne pas t’y être attardée plus que le temps d’y prendre quelques rapides photos, aspirant l’air à grandes goulées comme après une longue apnée, acquiesçant à la pub qui t’accueille sur le mur qui longe le quai : Le train nous emmène tous ailleurs. En route. Vers mieux.

Cailloux sur le chemin

Ce n’est pas toi qui habites la ville, c’est elle qui t’habite. Dualité. Deux photos pour toi identiques. Forêt et ville. Dans une même ville, celle qui t’habite. Centre et périphérie. Racines et verticalité. Mots-clés comme cailloux sur le chemin. Dualité (de la ville) qui t’habite, les parenthèses ont leur importance.