Enormes piliers de béton en X qui supportent un immeuble d’une vingtaine d’étages et sur le socle de l’immeuble même, un nombre incalculable de fûts de bière, bar aménagé autour de ce socle, luminaires façon hangar industriel, pareil pour les racks à verres et bouteilles d’alcool, pour commander soit on paie en cash soit on commande et paie via leur site internet, un client sympa t’a expliqué le fonctionnement, il t’a dégoté un lecteur de carte de banque, sinon impossible de payer, le bar ne disposant pas d’une machine. Ça n’arrête pas d’arriver, afterwork un vendredi, c’est pas ton truc mais là tu voulais en faire l’expérience, faire comme si, des gens de tous styles, des jeunes, des moins jeunes, qui veulent décompresser en fin de semaine, un classique, pendant que les serveurs courent en tous sens, parcourent des kilomètres, décompresser, pas envie de rentrer chez soi alors que c’est le contraire, une fois le boulot terminé, tu files vers ta périphérie.Tu te demandes s’il y a beaucoup de fonctionnaires européens parmi la clientèle puisqu’on est dans le quartier mais peu en ont le look, tu te demandes si les gens, comme toi, observent ce qui se passe autour d’eux, les gens qui les entourent, s’ils ont conscience du lieu dans lequel ils se trouvent, du brouhaha, de la musique, ou s’ils sont entrés ici mais ça aurait pu être ailleurs, seul compte le fait de décharger les tensions de la semaine, de la journée, du monde qui tourne fou, parler, parler, s’étourdir de mots que, l’alcool aidant, on n’entend même plus, t’observent-ils en train d’écrire sur ton calepin, comme tu les observes, probablement non, est-ce que quand on est là non comme toi pour observer mais comme eux pour décompresser, est-ce qu’on a l’impression de faire partie de la vraie vie, de la vie qui bouge, du tissu de la ville, car des cubes comme celui-ci au pied d’un immeuble, combien y en a-t-il de par le monde qui, au même moment, grouillent de gens qui défilent au comptoir, flot qui ne cessera qu’avec la fermeture. Sur la terrasse une tablée dont on dirait qu’elle rassemble des collègues en mal eux aussi de lâcher les lourdeurs de la semaine, une femme parle avec force gestes et mimiques, un instant tu crois reconnaître quelqu’un lorsque deux bernaches du Canada survolent la place où se situe le bar dans et autour duquel l’espèce humaine s’agite et s’enivre de conversations et d’alcool. Droit devant toi, une jeune Africaine, traits fins et front haut, boit un caïpirinha avec ses copines, les rires fusent, le jour décline, les réverbères s’illuminent, tu adores que l’on puisse aujourd’hui être seule dans un bar et passer totalement inaperçue, c’est ce que tu aimes, te fondre dans la foule, cette expérience du bar du vendredi soir, cette expérience de la ville, ce nom Grand Central t’attirait sans savoir précisément pourquoi, comme une idée d’Amérique peut-être, que tu te défends toujours d’aimer, tu regardes les gens sur la terrasse, ils parlent, tu vois leurs lèvres bouger sans les entendre, tu te sens en dehors bien qu’à l’intérieur, comme si tu les voyais dans un aquarium et bientôt il fera nuit, tu t’es assignée de rester jusqu’à ce que la nuit tombe, tu n’as pas arrêté tout ce temps d’écrire sur ton calepin ou de prendre des photos, comme si quand on est seul, on ne peut pas rester à ne rien faire, montrer que ça ne dérange pas d’être seul mais puisque tu passes inaperçue, quelle importance si ce n’est pour toi…





