Grand amoureux et connaisseur de New York, Paolo Cognetti, dans ses Carnets de New York écrit : « Le surprise […] de trouver une ville vieille : pas comme de l’autre côté de l’océan, où les villes sont vieilles comme des monuments, mais vieille comme une usine abandonnée, […]. Vieille comme le vingtième siècle. ». C’est tellement vrai ! Le vingtième siècle est encore très présent à New York, dans l’architecture, à l’évidence ; il transpire des murs, il est gris et sale dans certains quartiers, dans d’autres, il est de pierre de taille et de dorures, dans d’autres encore c’est le XIXe et ses brownstones, à Manhattan il s’écoule des réservoirs juchés sur les toits, tu le sens partout avec le XXIe qui force le passage. New York est une vraie, avec ses contradictions, ses paradoxes. New York n’est pas une ville aseptisée. C’est sans doute ce qui fait son attrait.
Morningside Heights et le campus de la Columbia University. Une des prestigieuses universités faisant partie de la Ivy League, enclave paisible et arborée au cœur d’un quartier authentique, dont tu te dis, ici vivent les New-Yorkais, ici on n’est pas (trop) aux prises avec la finance ou le commerce, on est dans la vraie vie. La cathédrale de Saint-John-the-Divine, répertoriée dans le Guinness des Records comme la plus grande cathédrale du monde, siège du diocèse de l’Église épiscopalienne des États-Unis (les anglicans américains) et rencontre tout à fait improbable et charmante discussion avec une évêque à la retraite qui apprend le français par un cours via Zoom. Flâner dans le Riverside Park, regarder des enfants jouer au mini-foot le long de l’Hudson et se dire qu’ils ne se rendent pas compte du privilège qu’ils ont, dans le contexte de la ville, de pratiquer leur sport dans un tel lieu.
La High Line noire de monde, mais qu’est-ce qui ne l’est pas à New York ? Tout comme Times Square, Broadway, la 5e Avenue, etc. certainement pas Midtown à l’heure de pointe, où se situe notre hôtel. À part l’un ou l’autre banc situé en retrait, impossible de lire un livre sur la High Line. Toujours la magie de l’ancien et du neuf qui dans la ville te fascine, le jeu des reflets dans la vertigineuse envolée de verre des tours cyclopéennes qui la bordent. Et puis la High Line bucolique aux bordures plantées d’arbres, d’arbustes, de rudbeckia, d’échinacées et nombreuses autres plantations. Un joyau.
New-York, la ville de l’échafaudage. Il y a ceux qui flanquent des immeubles sur toute leur hauteur, réfection de façades, etc. Mais, surtout, il y a ceux qui longent les rez-de-chaussée et dont on se demande à quoi ils servent, ils semblent parfois à ce point faire partie de l’immeuble que la nature y a même repris ses droits.
New York est le monde entier. Immergée au profond des rues, des gens de tous les côtés comme un tourbillon, tu entends toutes les langues qui se pressent et se confondent, se dire qu’il en va de même des gens, à New York tu côtoies les nationalités les plus diverses qui résident dans la ville, viennent de l’extérieur pour y étudier, y travailler ou simplement la visitent. Ahurissant, éblouissant cette immersion totale dans la multiplicité du monde.
Dans Upper West Side, des demeures d’un New York qui fait rêver, rues calmes et arborées, loin des foules et de l’agitation, des maisons qui nous plongent droit dans les romans du XIXe siècle, puis Central Park, la plus grande oasis qui soit, mais légions de promeneurs et touristes, où circulent, pleins d’énergie et indifférents aux humains qui les entourent, les écureuils tout à leur recherche de nourriture.
Changement de quartier, changement d’atmosphère, SoHo, NoLiTa, Little Italy, Chinatown. SoHo, quartier d’artistes qui s’étaient installés dans des bâtiments industriels inoccupés dans les années 60 et 70. Aujourd’hui le quartier reste branché, galeries, boutiques et beaucoup d’artistes qui exposent leurs créations dans la rue sous le regard indifférent des nombreux touristes. A Little Italy, la Fête de San Gennaro bat son plein. Seules les quelques affiches à l’effigie du Saint rappellent l’origine religieuse de cette fête introduite en 1926 à New York du côté de Mulberry Street par les immigrants napolitains. Étals de nourriture dégoulinante partout, fumée des grillades qui en rajoute à la chaleur ambiante, on dirait plutôt une fête de la bouffe. Chinatown, les petits bouis-bouis les uns sur les autres, rien de bien spectaculaire. Mais alors il y a Greenwich Village, oasis de calme, oasis d’un autre temps, une bulle comme hors de la ville, demeures anciennes de briques rouges, frontons et chapiteaux sculptés, toutes précédées d’un jardinet de part et d’autre d’un escalier à rampes en fer forgé menant au porche éclairé par une suspension extérieure en losange. C’est un des rares quartiers de New York que Lovecraft a semblé apprécier, comme il nous le confie dans sa nouvelle Lui * : Les ruelles et maisons archaïques, les ruelles et les petites places et cours inattendues bien sûr m’enchantèrent […] et ne restai que pour l’amour de ces restes vénérables. Je les imaginais comme elles avaient été dans leur jeunesse, quand Greenwich était un flegmatique village pas encore engouffré par la ville ; […]
in H.P. Lovecraft, Trois histoires new-yorkaises (nouvelle traduction de François Bon), Tiers Livre Éditeur, 2018
Y revenir cinq plus tard. Se revoir à quinze ans rêvant d’aller aux États-Unis et se promettre d’y aller un jour, promesse réalisée en 2018. Y revenir en 2023. N’avoir jamais pensé déambuler un jour seule à New-York comme aujourd’hui, qui plus est à la rencontre de spécialistes de Lovecraft, Derrick Hussey et Peter Cannon. Mémorable. Mais d’abord descendre la 6e Avenue, Avenue of the Americas, capter comme à Bruxelles l’alliance du moderne et de l’ancien, les façades en briques ou en pierre de taille, les pilastres et chapiteaux sculptés, les gargouilles ésotériques et mystérieuses, les rambardes en fer forgé côtoient ce reflet du ciel bleu et des nuages dans les immeubles de verre qui partout te fascine, l’infini éclectisme de la ville. La ville qui t’absorbe et tu as l’impression d’en faire partie, tant New York est la ville qui appartient à tous. Plonger dans East Village, passer de la verticalité de la ville, vertigineuse et grisante, qu’on dirait inhumaine à quelques maisons de modeste dimension, surgies d’on ne sait où, tourner à gauche au niveau de la 13 rue Est et remonter d’une rue, l’immense librairie The Strand, 18 miles de livres. C’est le lieu du rendez-vous avec les lovecraftiens, le New Kalem Club comme ils se nomment informellement avant ça parcourir les rayons de la plus grande librairie indépendante de New York fondée en 1927. Trop touchant d’avoir ainsi été invitée à me joindre à eux lors de leur réunion mensuelle où ils fêtaient l’anniversaire de leur ami le poète Fred Phillips. Plaisir immense d’échanger avec Derrick Hussey, directeur d’Hippocampus Press et avec Peter Cannon, auteur de nombreux essais, romans et nouvelles consacrés et inspirés de Lovecraft et lui offrir Le Guide lovecraftien de Providence.
Regarder la vie à l’extérieur, c’est dehors que ça se passe, il paraît, la ville c’est dehors, dans le sens « hors de chez soi », l’imaginer bruyante, toujours en mouvement, se tapir dans l’ombre et l’observer, fascination de ces lamelles de jalousies qu’on peut orienter comme on veut, repenser à cette affiche de film avec Richard Gere, ombre mystérieuse sur les murs éclairés par le clair de lune, souvent préférer rester à l’intérieur, ne pas avoir envie des injonctions estivales du tout à l’extérieur, les pelouses des parcs couvertes de monde, les terrasses des cafés prises d’assaut, les humains lâchés pires que des fauves.
Ce bleu de la nuit qui s’approche, sa profondeur douce qui annonce le repos, cette danse de couleurs qui nous est offerte, du gris pour le sommeil, du rose pour le rêve, la lumière s’efface peu à peu, se dilue dans le lointain, attraper le téléphone pour saisir l’instant fugace.
Des perles vert tendre s’accrochent aux branches de l’arbre qui n’en peuvent plus de rester dénudées, elles parsèment le feuillage naissant telles des guirlandes de lumière sous la caresse du soleil encore timide, elles le captent dans toute sa brillance et c’est l’éclat subtil de sa luminosité qui nous dit que le printemps est là.
Capter des instants, des éblouissements, les reflets dans les vitres, le ciel, les nuages, même par temps maussade ce bleu intense qui s’invite et m’appelle. C’est aussi ça Dedans la ville, cette intériorité, cette intimité avec ce qui la constitue et en même temps nous contient, capter son essence dans ce bleu, dans ses diffractions, dans cette verticalité et y revenir encore.
Cette photo s’est imposée d’elle-même pour la couverture, comme l’intersection entre la ville et le livre. Aujourd’hui j’y suis revenue, j’avais oublié de quel bâtiment il s’agissait et c’est le reflet que l’on y voit qui m’a guidée. Mue par je ne sais quel désir, j’ai vainement tenté de retrouver le même cadrage. Il s’est dérobé et c’est tant mieux faisant place à de nouvelles images. C’est toute la magie de l’instant, unique et irremplaçable.
Du rose dans cette grisaille qu’est parfois la ville. Isoler des îlots de rose. Cette femme qui porte des bottes roses dans un quartier de bureaux, peut-être voit-elle la ville en rose ? Cette femme qui prend le métro, qui part en voyage avec sa valise rose, voit-elle la ville en rose ? Et cette autre femme aux baskets rose fuschia ? Que nous dit le rose dans la grisaille de la ville ? L’idée de ne pas avoir envie de s’y fondre, de s’en démarquer, l’idée de la conjurer, cette grisaille poisseuse qui depuis quelque temps colle à la peau ?
Une photo dans la photo, se tenir dans l’ombre, juste en retrait de la lumière, la lumière comme un chemin qui traverse et cisèle l’ombre, la sculpte, lui donne corps tout en l’allégeant. Dans cette ombre, se tapir. Une photo dans la photo, un jeu de transparence. Des portes s’entrouvrent, gagner le chemin, pousser les battants qui ouvrent sur le jour, s’en aller voir le monde.
D’après une photo de Vasco Ascolini, Musée de la Photographie, Charleroi
La Foire du livre de Bruxelles, c’est la semaine prochaine, du 30 mars au 2 avril 2023 à Tours et Taxis ! Les Editions Novelas qui publient mon nouveau livre Dedans la ville seront présentes sur le stand 204 Côté Jardin, B2 et j’y serai moi-même le samedi 1er avril de 16h à 18h. N’hésitez pas à venir m’y faire un petit coucou si vous êtes de passage à la Foire du Livre !
Disponible au prix de 12€ (hors frais de port) en commande par email auprès des Editions Novelas: novelasasbl@hotmail.com ou auprès de moi-même: catherine.koeckx@gmail.com, ou sur place à la Foire du Livre
De quoi ça parle ? Voici un extrait de l’avant-propos :
Après un recueil de poèmes intitulé L’Impalpable sorti en 2006, j’ai réalisé et publié en 2021 Le Guide lovecraftien de Providence, un guide littéraire consacré à Providence, Rhode Island, la ville où est né et où a vécu Howard Phillips Lovecraft. Début 2022, j’ai lancé le blog que vous lisez en ce moment, où se mêlent la réflexion, l’expérimentation et l’image. La même année j’ai relevé le défi d’écriture lancé par François Bon avec l’atelier « 40 jours » sur le thème de la ville. 40 fois la ville. Comme les musiciens : faire des gammes au quotidien. Et voir ce que ça nous ouvre comme possibles, des déplis, des pistes qui peuvent nous emmener loin sur des chemins que nous n’aurions pas soupçonnés, des textes dont nous ne nous serions pas crus porteurs, voir comment le réel nous invite à l’imaginaire. On s’inspire de Balzac, Melville, Kafka ou Walter Benjamin mais aussi des écrivains du contemporain : Guy Debord, Christophe Tarkos, Georges Perec, Jacques Roubaud, Patrick Modiano, Jean Rolin, Fabienne 5 Swiatly, Emmanuelle Pireyre pour ne citer qu’eux. On élargit les horizons en allant toucher d’autres domaines artistiques comme la photo avec Taryn Simon ou Bruno Serralongue, le cinéma avec Chantal Ackerman ou Viktor Kossakowski. Explorer 40 aspects de la ville, d’une ville, sa ville, ou d’autres villes que la sienne, les villes des voyages ou des souvenirs. Evoquer la couleur, les matières, les sols, les rugosités, visiter des lieux cachés, déambuler, se perdre, vue panoptique, caméra tournante, zoom avant, zoom arrière, plan fixe, le mouvement, le discontinu, on joue avec la langue, on la malaxe, on la triture. On travaille les projections mentales et le fantastique n’est pas loin. Ce livre rassemble mes 40 textes.