Billet new-yorkais #01

Y revenir cinq plus tard. Se revoir à quinze ans rêvant d’aller aux États-Unis et se promettre d’y aller un jour, promesse réalisée en 2018. Y revenir en 2023. N’avoir jamais pensé déambuler un jour seule à New-York comme aujourd’hui, qui plus est à la rencontre de spécialistes de Lovecraft, Derrick Hussey et Peter Cannon. Mémorable. Mais d’abord descendre la 6e Avenue, Avenue of the Americas, capter comme à Bruxelles l’alliance du moderne et de l’ancien, les façades en briques ou en pierre de taille, les pilastres et chapiteaux sculptés, les gargouilles ésotériques et mystérieuses, les rambardes en fer forgé côtoient ce reflet du ciel bleu et des nuages dans les immeubles de verre qui partout te fascine, l’infini éclectisme de la ville. La ville qui t’absorbe et tu as l’impression d’en faire partie, tant New York est la ville qui appartient à tous. Plonger dans East Village, passer de la verticalité de la ville, vertigineuse et grisante, qu’on dirait inhumaine à quelques maisons de modeste dimension, surgies d’on ne sait où, tourner à gauche au niveau de la 13 rue Est et remonter d’une rue, l’immense librairie The Strand, 18 miles de livres. C’est le lieu du rendez-vous avec les lovecraftiens, le New Kalem Club comme ils se nomment informellement avant ça parcourir les rayons de la plus grande librairie indépendante de New York fondée en 1927. Trop touchant d’avoir ainsi été invitée à me joindre à eux lors de leur réunion mensuelle où ils fêtaient l’anniversaire de leur ami le poète Fred Phillips. Plaisir immense d’échanger avec Derrick Hussey, directeur d’Hippocampus Press et avec Peter Cannon, auteur de nombreux essais, romans et nouvelles consacrés et inspirés de Lovecraft et lui offrir Le Guide lovecraftien de Providence.

La vie à l’extérieur

Regarder la vie à l’extérieur, c’est dehors que ça se passe, il paraît, la ville c’est dehors, dans le sens « hors de chez soi », l’imaginer bruyante, toujours en mouvement, se tapir dans l’ombre et l’observer, fascination de ces lamelles de jalousies qu’on peut orienter comme on veut, repenser à cette affiche de film avec Richard Gere, ombre mystérieuse sur les murs éclairés par le clair de lune, souvent préférer rester à l’intérieur, ne pas avoir envie des injonctions estivales du tout à l’extérieur, les pelouses des parcs couvertes de monde, les terrasses des cafés prises d’assaut, les humains lâchés pires que des fauves.

Ce bleu de la nuit qui s’approche, sa profondeur douce qui annonce le repos, cette danse de couleurs qui nous est offerte, du gris pour le sommeil, du rose pour le rêve, la lumière s’efface peu à peu, se dilue dans le lointain, attraper le téléphone pour saisir l’instant fugace.

Des perles vert tendre s’accrochent aux branches de l’arbre qui n’en peuvent plus de rester dénudées, elles parsèment le feuillage naissant telles des guirlandes de lumière sous la caresse du soleil encore timide, elles le captent dans toute sa brillance et c’est l’éclat subtil de sa luminosité qui nous dit que le printemps est là.

Y revenir

Capter des instants, des éblouissements, les reflets dans les vitres, le ciel, les nuages, même par temps maussade ce bleu intense qui s’invite et m’appelle. C’est aussi ça Dedans la ville, cette intériorité, cette intimité avec ce qui la constitue et en même temps nous contient, capter son essence dans ce bleu, dans ses diffractions, dans cette verticalité et y revenir encore.

Cette photo s’est imposée d’elle-même pour la couverture, comme l’intersection entre la ville et le livre. Aujourd’hui j’y suis revenue, j’avais oublié de quel bâtiment il s’agissait et c’est le reflet que l’on y voit qui m’a guidée. Mue par je ne sais quel désir, j’ai vainement tenté de retrouver le même cadrage. Il s’est dérobé et c’est tant mieux faisant place à de nouvelles images. C’est toute la magie de l’instant, unique et irremplaçable.

Bâtiment Lex (face arrière)

La ville en rose

Du rose dans cette grisaille qu’est parfois la ville. Isoler des îlots de rose. Cette femme qui porte des bottes roses dans un quartier de bureaux, peut-être voit-elle la ville en rose ? Cette femme qui prend le métro, qui part en voyage avec sa valise rose, voit-elle la ville en rose ? Et cette autre femme aux baskets rose fuschia ? Que nous dit le rose dans la grisaille de la ville ? L’idée de ne pas avoir envie de s’y fondre, de s’en démarquer, l’idée de la conjurer, cette grisaille poisseuse qui depuis quelque temps colle à la peau ?

Une photo dans la photo

Une photo dans la photo, se tenir dans l’ombre, juste en retrait de la lumière, la lumière comme un chemin qui traverse et cisèle l’ombre, la sculpte, lui donne corps tout en l’allégeant. Dans cette ombre, se tapir. Une photo dans la photo, un jeu de transparence. Des portes s’entrouvrent, gagner le chemin, pousser les battants qui ouvrent sur le jour, s’en aller voir le monde.

D’après une photo de Vasco Ascolini, Musée de la Photographie, Charleroi

Je regarde ce monde qu’est la ville

Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Ces jours de grisaille et de pluie, elle disparaît même derrière un troisième prisme, celui d’un rideau de gouttelettes qui transforme chaque vue en une œuvre abstraite. Je me mets à imaginer le jeu du pigment et de l’eau sur le papier aquarelle. Je regarde ce monde qu’est la ville sur le visage des gens qui s’y croisent, s’y bousculent sans se voir, la mine grise des jours de pluie. Aujourd’hui j’ai décidé de voir le sourire sur les visages, cette jeune maman au manteau vert vif comme pour appeler à grands cris ce printemps qui peine à s’installer, même si le chant des oiseaux témoigne de son retour, même si dans les parcs les jonquilles foisonnent, elle parle à son enfant sous le parapluie, elle lui sourit. Cette jeune fille qui parle à une copine à l’arrêt du tram et lui sourit. Cette femme assise en face de moi dans le métro scotchée à son téléphone, son visage sourit. Je regarde ce monde qu’est la ville au travers du double prisme de la vitre du tram et de l’appareil photo. Cet autre jour, le soleil se déverse dans l’objectif entre deux averses. Envie de descendre du tram au prochain arrêt et de marcher, marcher vers lui.

Joyeux Noël !

It’s beginning to look a lot like Christmas, everywhere you go, dit la chanson. Eh bien, pas dans mon quartier. Du moins pas sur le trajet que je fais pour aller faire mes courses en cette veille de Noël. Il fait gris et pluvieux, aucune guirlande lumineuse, aucun sapin, rien, à peine quelques décorations dans certaines vitrines. La fête en famille ce sera pour demain, c’est-à-dire aujourd’hui et il pleut, il pleut et il pleut encore, tout est silencieux, seul le moteur du lave-vaisselle ronronne, seule la pluie crépite sur le dalles de béton de la terrasse, le transat est resté là et il n’en finit pas de dégouliner, les dahlias pourrissent dans leur bac en bois de même que les chrysanthèmes dans leur vasque en céramique. Non, décidément, it’s not looking like Christmas at all. Se dire que pourtant ce soir tout sera différent, la famille sera là, le chapon dans le four et les cadeaux sous le sapin, on écoutera de la musique, le Rat Pack, Feliz Navidad et Bon baisers de Fort de France. It’ll no longer be looking like Chritsmas, it’ll be Christmas !

Quarto

Dimanche matin, 8h30, un dimanche matin d’automne tout à fait banal : froid, gris, brumeux, pluvieux, maussade, juste envie de rester sous le plaid toute la journée, il y a plein de livres partout dans plusieurs pièces de la maison et ici dans la chambre, sur l’étagère juste à côté de la fenêtre, prendre ce volume Quarto, feuilleter les pages de papier fin, une texture un rien plus épaisse que le papier Bible, la peau des doigts garde mémoire de ce qu’elle effleure, s’attarder, avancer, revenir en arrière, quand à cet instant, le bateau-mouche est apparu. Il glissait vers la pointe de l’île, sa guirlande de projecteurs braquée sur les maisons des quais. Les murs de la pièce étaient brusquement recouverts de taches, de points lumineux et de treillages qui tournaient et venaient se perdre au plafond. Dans cette même chambre, il y a vingt ans, c’étaient les mêmes ombres fugitives et familières qui nous captivaient mon frère Rudy et moi, quand nous éteignions la lumière au passage de ce même bateau-mouche*. Quand j’ai lu ce passage pour la première fois, immanquablement, c’est ce récit de ma mère, que j’avais mis par écrit, qui est remonté à la surface et il revient à nouveau ce dimanche matin d’automne banal quand mon geste à saisi ce livre et l’a ouvert aléatoirement à la page 330 et que mes yeux se sont posés aléatoirement sur ce paragraphe. A la nuit tombée, elle retournait dans sa maison avec sa jeune sœur [ma mère] qui passait les nuits avec elle pour lui tenir compagnie. Elle n’aurait pu se coucher seule dans ce grand lit glacé, les ombres qui se dessinaient sur les murs l’effrayaient. Elle imaginait les loups des forêts de Bohême qui rôdaient autour de la ferme et le guettaient pour l’anéantir à jamais. A deux, elles jouaient à se faire peur. Au passage de la patrouille allemande qui dans sa ronde nocturne promenait le faisceau lumineux des torches électriques sur les fenêtres des maisons occultées par des stores de papier, les ombres se mettaient à virevolter autour de la pièce pour former un balai étrange et fascinant qu’elles attendaient chaque soir avec une impatience qu’elles n’osaient s’avouer. Respirant à peine, les deux sœurs se pelotonnaient sous les couvertures et demeuraient ainsi jusqu’à ce que le martèlement envoûtant des bottes sur l’asphalte fût devenu complètement inaudible.

* Livret de famille, Patrick Modiano, Gallimard, 1977

Ligne 60

Décidé de partir en ville en bus. Il est 14h. Pas mal de jeunes dans le bus, en route pour l’école sans doute. Monte un homme. Mince, la cinquantaine, genre révolutionnaire calme, cheveux mi-longs grisonnants, catogan, keffieh rouge et blanc au cou, jean noir, blouson et casquette noirs couverts de pins, cabas à roulettes couvert d’inscriptions « Kill Putin » et autres, bottines militaires noires à lacets rouges. Expédition en ville au pied levé, tant qu’il t’est encore possible de disposer de ton temps à ta guise. Les grosses villas genre ambassades font place aux maisons de maîtres et petits immeubles à appartements. Rue Américaine, musée Horta. Tu regardes les gens sans masque et tu te dis qu’ils n’ont pas l’air plus joyeux qu’avec masque. Mais s’ils sont comme toi à lutter pour ne pas s’endormir après des nuits d’insomnie, il n’y a pas de quoi sourire béatement. Dehors, une fille aux cheveux orange rejoint sa voiture tenant à la main un gobelet de café à couvercle orange.

Chantier

Toujours la ville se renouvelle, toujours la ville se transforme, s’auto-détruit, se fait détruire (mais ça c’est un autre débat), se reconstruit, s’édifie, chantier vaste et permanent, comme notre vie, oui, dans la phrase qui précède, il suffirait de retirer les deux « ll », toujours la vie se renouvelle, toujours la vie se transforme, s’auto-détruit, se fait détruire (mais ça c’est un autre débat), se reconstruit, s’édifie, chantier vaste et permanent, parfois tu ne t’y retrouves pas, tu ne comprends pas ce qui se passe, tu y assistes en spectateur, heureusement des panneaux explicatifs te fournissent les renseignements quant à l’objet du chantier, en l’occurrence il s’agit ici d’une extension du métro, une ligne supplémentaire va desservir ce côté-ci de la périphérie, le pré-métro va se transformer en métro, prémétro, un terme issu tout droit de la préhistoire des transports en commun, en a-t-il existé dans d’autres villes que celle-ci ?  Qui sait de quoi il s’agit mis à part les habitants de cette ville ?