Jour 2 – Echo, déjà, à l’image d’hier, deux images qui se répondent, deux couleurs qui se font écho, d’une image à l’autre, de l’une à l’autre, d’une journée à l’autre et serait-ce anticiper de dire que d’échos il sera sans doute beaucoup question dans cette série d’images et d’occurrences ? Oui, mais si la couleur d’aujourd’hui – et son écho – n’était pas celle que l’on croit, et si une autre s’était invitée, qui arrête le regard, comme un point d’orgue, pour l’emmener au loin, vers sa fuite ?
Jour 1 – Doucement revenir, doucement sortir les mots de leur hibernation, doucement revoir la couleur dans la grisaille de la ville en ce printemps humide, froid et gris. Pourquoi pas se lancer un défi quotidien, chaque jour pendant trente jours repérer une couleur qui émerge du gris et en rendre compte, une couleur qui se distinguera des autres, du moins pour toi, pour ton œil qui l’épinglera sur la trame de fond à laquelle souvent on ne prête pas attention. Cinq ou six lignes pas plus, en mode carnet, un défi pour arrêter de procrastiner, pour refaire des gammes. Voir où ce rendez-vous quotidien va te mener, quelle exploration il va générer, les questions qu’il va poser, quels chemins intérieurs il te fera emprunter. Tu ne sais pas, tu pars à l’aveuglette. Aujourd’hui, jour 1, tu as vu ce bleu des jacinthes, intense, profond, mauve, mêlé de rouge qui se découpe sur le ciel morose et, comme en écho, celui des arabesques bleues sur fond gris du pot qui les contient. La ville est au loin tu la devines, quelques bâtiments en surplomb, leurs silhouettes sont floues, les bruits étouffés, Les jacinthes bleues n’ont que faire de la ville…
Toujours ce tiraillement, j’aime la ville, j’aime pas la ville ? La ville est bruyante, stressante, agitée, des gens partout, en tous sens, on se cogne parfois, les gens sont pressés, toi aussi, et pourtant tu te répètes, ralentis, prends le temps de sentir où tu poses les pieds, regarde autour de toi, tu lèves la tête, souvent, tu captes les instants, le bleu surtout, le ciel bleu, ses reflets sur la ville, une échappée.
Un samedi matin tu débarques dans le centre-ville et c’est le désert, donc oui, la ville dort parfois, certains matins elle aussi a la gueule de bois, ou peut-être la ville n’est-elle pas du matin, ou peut-être simplement a-t-elle aussi besoin de repos, besoin de s’évader, de se dire, aujourd’hui, je vous laisse vous débrouiller. Profiter de ces quelques instants, les traverser. La ville est multiple.
Dans la ville, parfois, tout est sans dessus dessous, un soir tu écoutes tranquillement Hélène Gaudy présentée par François Bon, une très inspirante auteure de romans-enquêtes, sans te douter qu’au même moment au cœur de la ville des supporters suédois sont tués par des terroristes te rappelant que la peur est toujours au coin de la rue, un autre matin tu arpentes à nouveau ses trottoirs déboussolés.
Tandis que New York décante, infuse, reprendre contact peu à peu, retrouver ses marques dans le quartier de travail, s’assurer que tout est là, que le ciel n’a pas changé que les reflets t’interpellent toujours autant. Reprendre contact pas à pas, la nature s’invite pour une douce transition, la trouver partout, au pied d’un immeuble, au détour d’une rue, longeant un piétonnier. Sensations haussmanniennes, envies de Paris, si longtemps, près de dix ans, mais en attendant Bruxelles, rencontre avec Caroline Diaz et Pierre Ménard, échange de nos livres, enfin Comanche entre les mains, je ne peux que chaudement recommander cette « en-quête » du père trop tôt disparu, tout en poésie et sensibilité, un amour qui se découvre (pour vous le procurer, c’est ici :
Quartier de Dumbo entre Brooklyn Bridge et Manhattan Bridge, trafic ininterrompu, rames de métro qui se succèdent dans un bruit de métal infernal, mais cette vue iconique sur Manhattan, tu ne t’en lasses pas, tu l’as photographiée sous toutes ses coutures, tu croises un artiste qui la peint magnifiquement, il accepte que tu le prennes en photo, il se met à pleuvoir dans le Brooklyn Park, l’automne est bien installé même si les arbres sont encore verts.
New York est une expérience, la démesure qui te saute à la tête (pour ne pas dire à la gorge…). Même si tu y es déjà allée, ça reste ébouriffant, voire sauvage. L’expérience de la ville avec un grand V. Tout à ta découverte lors du premier séjour, tu as pu cette fois être plus attentive à certains détails, mais New York se redécouvre à chaque fois, par la terre ou par la mer. Comme dit Fitzgerald dans Gatsby, « c’est toujours comme si on la voyait pour la première fois, prête à vous révéler, dans son extravagance, tous les mystères, toute la beauté du monde. » Combien de séjours ne faudrait-il pas pour prétendre la connaître un tant soit peu… ?
Red Hook, « mélange détonnant de déglingue industrielle et de bohème », nous dit le guide New York out of the box, manger au Hometown Bar-B-Que sur des tables en bois, observer trois soldats américains venus acheter leurs burgers pour le déjeuner, lieu qui fait plus penser à un saloon moderne de l’Ouest américain – du moins dans ton imaginaire – qu’à Brooklyn.
Red Hook sur les traces de Lovecraft, tenter de s’imprégner de ces lieux qu’il a arpentés, qu’il a détestés ; le waterfront, les anciens entrepôts réaffectés, un vieux bus déglingué, la statue de la liberté dans un halo de brume et de pluie incessante. En semaine, Red Hook est calme nous dit-on, et en effet, quasi personne le long des anciens docks, les water taxis sont à quai. La pluie est dissuasive, et pourtant tu ne te vois pas marcher dans les pas de Lovecraft sous un ciel d’azur et un soleil estival. S’abriter dans un salon de thé et goûter le délicieux cake au potiron et pépites de chocolat, Van Brunt, l’artère principale du quartier est tranquille et bon enfant.
Profiter de la seule journée ensoleillée du lendemain pour le suivre encore dans Prospect Park, pique-niquer devant un chêne centenaire, flâner sur les sentiers méandreux jusqu’au lac où Sonia et lui aimaient passer du temps à lire, à deux pas de leur appartement du 259 Parkside Avenue, photographier la façade sous toutes ses coutures au risque de se faire regarder bizarrement par les gens du coin. Heureusement, il y des affiches d’appartement à louer.
Grand amoureux et connaisseur de New York, Paolo Cognetti, dans ses Carnets de New York écrit : « Le surprise […] de trouver une ville vieille : pas comme de l’autre côté de l’océan, où les villes sont vieilles comme des monuments, mais vieille comme une usine abandonnée, […]. Vieille comme le vingtième siècle. ». C’est tellement vrai ! Le vingtième siècle est encore très présent à New York, dans l’architecture, à l’évidence ; il transpire des murs, il est gris et sale dans certains quartiers, dans d’autres, il est de pierre de taille et de dorures, dans d’autres encore c’est le XIXe et ses brownstones, à Manhattan il s’écoule des réservoirs juchés sur les toits, tu le sens partout avec le XXIe qui force le passage. New York est une vraie, avec ses contradictions, ses paradoxes. New York n’est pas une ville aseptisée. C’est sans doute ce qui fait son attrait.
Morningside Heights et le campus de la Columbia University. Une des prestigieuses universités faisant partie de la Ivy League, enclave paisible et arborée au cœur d’un quartier authentique, dont tu te dis, ici vivent les New-Yorkais, ici on n’est pas (trop) aux prises avec la finance ou le commerce, on est dans la vraie vie. La cathédrale de Saint-John-the-Divine, répertoriée dans le Guinness des Records comme la plus grande cathédrale du monde, siège du diocèse de l’Église épiscopalienne des États-Unis (les anglicans américains) et rencontre tout à fait improbable et charmante discussion avec une évêque à la retraite qui apprend le français par un cours via Zoom. Flâner dans le Riverside Park, regarder des enfants jouer au mini-foot le long de l’Hudson et se dire qu’ils ne se rendent pas compte du privilège qu’ils ont, dans le contexte de la ville, de pratiquer leur sport dans un tel lieu.
La High Line noire de monde, mais qu’est-ce qui ne l’est pas à New York ? Tout comme Times Square, Broadway, la 5e Avenue, etc. certainement pas Midtown à l’heure de pointe, où se situe notre hôtel. À part l’un ou l’autre banc situé en retrait, impossible de lire un livre sur la High Line. Toujours la magie de l’ancien et du neuf qui dans la ville te fascine, le jeu des reflets dans la vertigineuse envolée de verre des tours cyclopéennes qui la bordent. Et puis la High Line bucolique aux bordures plantées d’arbres, d’arbustes, de rudbeckia, d’échinacées et nombreuses autres plantations. Un joyau.
New-York, la ville de l’échafaudage. Il y a ceux qui flanquent des immeubles sur toute leur hauteur, réfection de façades, etc. Mais, surtout, il y a ceux qui longent les rez-de-chaussée et dont on se demande à quoi ils servent, ils semblent parfois à ce point faire partie de l’immeuble que la nature y a même repris ses droits.
New York est le monde entier. Immergée au profond des rues, des gens de tous les côtés comme un tourbillon, tu entends toutes les langues qui se pressent et se confondent, se dire qu’il en va de même des gens, à New York tu côtoies les nationalités les plus diverses qui résident dans la ville, viennent de l’extérieur pour y étudier, y travailler ou simplement la visitent. Ahurissant, éblouissant cette immersion totale dans la multiplicité du monde.
Dans Upper West Side, des demeures d’un New York qui fait rêver, rues calmes et arborées, loin des foules et de l’agitation, des maisons qui nous plongent droit dans les romans du XIXe siècle, puis Central Park, la plus grande oasis qui soit, mais légions de promeneurs et touristes, où circulent, pleins d’énergie et indifférents aux humains qui les entourent, les écureuils tout à leur recherche de nourriture.
Changement de quartier, changement d’atmosphère, SoHo, NoLiTa, Little Italy, Chinatown. SoHo, quartier d’artistes qui s’étaient installés dans des bâtiments industriels inoccupés dans les années 60 et 70. Aujourd’hui le quartier reste branché, galeries, boutiques et beaucoup d’artistes qui exposent leurs créations dans la rue sous le regard indifférent des nombreux touristes. A Little Italy, la Fête de San Gennaro bat son plein. Seules les quelques affiches à l’effigie du Saint rappellent l’origine religieuse de cette fête introduite en 1926 à New York du côté de Mulberry Street par les immigrants napolitains. Étals de nourriture dégoulinante partout, fumée des grillades qui en rajoute à la chaleur ambiante, on dirait plutôt une fête de la bouffe. Chinatown, les petits bouis-bouis les uns sur les autres, rien de bien spectaculaire. Mais alors il y a Greenwich Village, oasis de calme, oasis d’un autre temps, une bulle comme hors de la ville, demeures anciennes de briques rouges, frontons et chapiteaux sculptés, toutes précédées d’un jardinet de part et d’autre d’un escalier à rampes en fer forgé menant au porche éclairé par une suspension extérieure en losange. C’est un des rares quartiers de New York que Lovecraft a semblé apprécier, comme il nous le confie dans sa nouvelle Lui * : Les ruelles et maisons archaïques, les ruelles et les petites places et cours inattendues bien sûr m’enchantèrent […] et ne restai que pour l’amour de ces restes vénérables. Je les imaginais comme elles avaient été dans leur jeunesse, quand Greenwich était un flegmatique village pas encore engouffré par la ville ; […]
in H.P. Lovecraft, Trois histoires new-yorkaises (nouvelle traduction de François Bon), Tiers Livre Éditeur, 2018