Défi

Jour 1 – Doucement revenir, doucement sortir les mots de leur hibernation, doucement revoir la couleur dans la grisaille de la ville en ce printemps humide, froid et gris. Pourquoi pas se lancer un défi quotidien, chaque jour pendant trente jours repérer une couleur qui émerge du gris et en rendre compte, une couleur qui se distinguera des autres, du moins pour toi, pour ton œil qui l’épinglera sur la trame de fond à laquelle souvent on ne prête pas attention. Cinq ou six lignes pas plus, en mode carnet, un défi pour arrêter de procrastiner, pour refaire des gammes. Voir où ce rendez-vous quotidien va te mener, quelle exploration il va générer, les questions qu’il va poser, quels chemins intérieurs il te fera emprunter. Tu ne sais pas, tu pars à l’aveuglette. Aujourd’hui, jour 1, tu as vu ce bleu des jacinthes, intense, profond, mauve, mêlé de rouge qui se découpe sur le ciel morose et, comme en écho, celui des arabesques bleues sur fond gris du pot qui les contient. La ville est au loin tu la devines, quelques bâtiments en surplomb, leurs silhouettes sont floues, les bruits étouffés, Les jacinthes bleues n’ont que faire de la ville…

Une photo dans la photo

Une photo dans la photo, se tenir dans l’ombre, juste en retrait de la lumière, la lumière comme un chemin qui traverse et cisèle l’ombre, la sculpte, lui donne corps tout en l’allégeant. Dans cette ombre, se tapir. Une photo dans la photo, un jeu de transparence. Des portes s’entrouvrent, gagner le chemin, pousser les battants qui ouvrent sur le jour, s’en aller voir le monde.

D’après une photo de Vasco Ascolini, Musée de la Photographie, Charleroi

Grand Central

Enormes piliers de béton en X qui supportent un immeuble d’une vingtaine d’étages et  sur le socle de l’immeuble même, un nombre incalculable de fûts de bière, bar aménagé autour de ce socle, luminaires façon hangar industriel, pareil pour les racks à verres et bouteilles d’alcool, pour commander soit on paie en cash soit on commande et paie via leur site internet, un client sympa t’a expliqué le fonctionnement, il t’a dégoté un lecteur de carte de banque, sinon impossible de payer, le bar ne disposant pas d’une machine. Ça n’arrête pas d’arriver, afterwork un vendredi, c’est pas ton  truc mais là tu voulais en faire l’expérience, faire comme si, des gens de tous styles, des jeunes, des moins jeunes, qui veulent décompresser en fin de semaine, un classique, pendant que les serveurs courent en tous sens, parcourent des kilomètres, décompresser, pas envie de rentrer chez soi alors que c’est le contraire, une fois le boulot terminé, tu files vers ta périphérie.Tu te demandes s’il y a beaucoup de fonctionnaires européens parmi la clientèle puisqu’on est dans le quartier mais peu en ont le look, tu te demandes si les gens, comme toi, observent ce qui se passe autour d’eux, les gens qui les entourent, s’ils ont conscience du lieu dans lequel ils se trouvent, du brouhaha, de la musique, ou s’ils sont entrés ici mais ça aurait pu être ailleurs, seul compte le fait de décharger les tensions de la semaine, de la journée, du monde qui tourne fou, parler, parler, s’étourdir de mots que, l’alcool aidant, on n’entend même plus, t’observent-ils en train d’écrire sur ton calepin, comme tu les observes, probablement non, est-ce que quand on est là non comme toi pour observer mais comme eux pour décompresser, est-ce qu’on a l’impression de faire partie de la vraie vie, de la vie qui bouge, du tissu de la ville, car des cubes comme celui-ci au pied d’un immeuble, combien y en a-t-il de par le monde qui, au même moment, grouillent de gens qui défilent au comptoir, flot qui ne cessera qu’avec la fermeture. Sur la terrasse une tablée dont on dirait qu’elle rassemble des collègues en mal eux aussi de lâcher les lourdeurs de la semaine, une femme parle avec force gestes et mimiques, un instant tu crois reconnaître quelqu’un lorsque deux bernaches du Canada survolent la place où se situe le bar dans et autour duquel l’espèce humaine s’agite et s’enivre de conversations et d’alcool. Droit devant toi, une jeune Africaine, traits fins et front haut, boit un caïpirinha avec ses copines, les rires fusent, le jour décline, les réverbères s’illuminent, tu adores que l’on puisse aujourd’hui être seule dans un bar et passer totalement inaperçue, c’est ce que tu aimes, te fondre dans la foule, cette expérience du bar du vendredi soir, cette expérience de la ville, ce nom Grand Central t’attirait sans savoir précisément pourquoi, comme une idée d’Amérique peut-être, que tu te défends toujours d’aimer, tu regardes les gens sur la terrasse, ils parlent, tu vois leurs lèvres bouger sans les entendre, tu te sens en dehors bien qu’à l’intérieur, comme si tu les voyais dans un aquarium et bientôt il fera nuit, tu t’es assignée de rester jusqu’à ce que la nuit tombe, tu n’as pas arrêté tout ce temps d’écrire sur ton calepin ou de prendre des photos, comme si quand on est seul, on ne peut pas rester à ne rien faire, montrer que ça ne dérange pas d’être seul mais puisque tu passes inaperçue, quelle importance si ce n’est pour toi…

Formica

Elle pose son sac sur la table et regarde autour d’elle. C’est une chambre sobre, austère. Une table en formica, deux chaises en simili cuir et métal. Un lit double, deux tables de nuit, en formica également. Le formica est un matériau artificiel inventé en 1912 par deux ingénieurs de Westinghouse Electric Corporation pour remplacer le mica, un isolant électrique minéral du groupe des silicates dont elle pensait qu’il avait été connu du commun des utilisateurs sous le nom de papier mica, papier d’emballage transparent, type papier d’emballage de fleurs, qui produisait un son bien spécifique au toucher mais dont elle se dit finalement qu’il avait dû être confondu par ses grands-parents avec du papier cristal, et qui, additionné de résine et aggloméré en couches, a eu de nombreuses utilisations industrielles, découpé en rubans ou en plaques. Les deux ingénieurs ont ensuite fondé leur propre compagnie, la Formica Corporation à Cincinatti, Ohio. Constitué à la base de couches de tissus assemblées à l’aide d’une résine, le formica a ensuite été composé de couches épaisses de papier laminées au moyen de mélamine, une résine thermorésistante conçue dans les années 30 par American Cyanamid Company qui a vendu la totalité de sa production à la Formica Corporation désireuse d’utiliser le formica dans la fabrication de mobilier notamment de cuisine. Matériau peu coûteux à la production, le formica a fait son entrée dans la vie des Américains d’après-guerre et dans celle des Européens des années 60. C’est ainsi qu’il s’est répandu dans tous les domaines du quotidien, des cuisines, cantines et bureaux aux cafés, restaurants, chambres d’hôtel et lieux de loisirs en passant par les moyens de transport, surtout publics. Ses parents, elle s’en souvient, ont eu une table de cuisine et des tabourets en formica. Elle même aussi à la fin des années quatre-vingts. Tombé en désuétude, le mobilier en formica a refait surface récemment dans la mouvance du vintage. Il est clair cependant que dans cet hôtel le vintage n’a pas cours, c’est le bon marché qui prime pour pouvoir maintenir des prix défiant toute concurrence.

Maison perdue

Un soleil qui se déverse généreusement dans cette journée lumineuse et chaude, de ces journées qui s’étirent à l’infini. Au plafond, très haut, un ciel peint, des nuages blancs stylisés, des fresques de ciels entourées de moulures, des angelots peut-être. Un ciel aussi bleu que celui du dehors, seul point de couleur dans cette pièce grise. Deux fenêtres donnent sur la rue, comme deux yeux diaphanes qui observent une très vieille dame grise au visage de pomme ratatinée assise dans un fauteuil. Nous venons de grimper la dizaine de marches en marbre blanc zébré de gris qui mène de la porte d’entrée à une porte vitrée donnant à gauche sur une cage d’escalier et à droite sur un long couloir menant à la cuisine. A droite de la porte vitrée, le salon où je regarde cette vieille dame à qui ma mère parle. Tout autour de moi des meubles qui s’évaporent dans la grisaille pareille à celle des vieilles photos noir et blanc un peu délavées. Sur ces meubles probablement des vases, des bonbonnières, de la vaisselle, des bibelots poussiéreux. Sur un guéridon pourquoi pas une bouteille d’Elixir d’Anvers, liqueur que cette vieille dame aimait tout particulièrement et qui est sans nul doute le secret de sa longévité. Soudain, une odeur de brûlé, ma mère se précipite dans le couloir, un couloir qui me paraît kilométrique. Elle disparaît dans une pièce dont s’échappe un peu de fumée, sans doute la cuisine. Elle fait couler de l’eau, des endives brûlent au fond d’une casserole. Ce couloir ne peut conduire qu’à une cuisine, d’autres pièces, plus loin encore, ouvrent sur des infinis. 

D’après une proposition de François Bon pour l’atelier « Pousser la langue »

Terrazzo

Photo : Ad Lucem
Photo : Monument Heritage Brussels

Terrazzo, histoire,  archéologie, néolithique, néolithique précéramique, revêtement, sol, revêtement de sol, revêtement de sol décoratif, chaux vive, calcaire broyé, ocre, argile, fragments, terre cuite, terre cuite concassée, pierre, pierre naturelle, marbre, éclats de marbre, résidus, résidus de matériaux précieux, recyclage, agrégat, granulat, granulométrie, mosaïque, stabilité, solidité, pérennité, antiquité, antiquité lointaine, Nord-Est de l’Italie, Venise, palais vénitiens, palais des Doges, liant, ciment, mortier, granito, petits grains, Art Déco, années 1910, années 1920/30, sol en granito, années 1950/60, sol de la clinique, sol du bâtiment de consultations, dalles en granito, désuétude, redécouverte, retour, années 1990, nouveau matériau tendance.

D’après une proposition de François Bon pour l’atelier « Progression » (Tarkos)