Te dire qu’avec un argentique jamais tu n’aurais pris cette photo. Une plante devant une fenêtre, photo divisée par une ligne verticale, un tiers deux tiers, certaines feuilles sont dans l’ombre d’autres dans la lumière de cette journée sombre de février, les feuilles de forme ellipsoïdale sont tombantes, certaines se terminent par une pointe très allongée, de fines tiges les relient entre elles à la tige principale, dans le tiers de gauche on aperçoit trois feuilles surmontées d’une guirlande de lumières, toutes les autres, une quinzaine, se situent dans le tiers de droite, elles masquent l’extérieur comme un rideau, lui même tenu à distance par un rideau de pluie, tout est gris, blanc, ouaté, sans relief, c’est un jour de tempête, un jour d’intériorité.
Tout soudain un train te file au dessus de la tête, il déchire le ciel, frappé de lumière combien, une, deux secondes pas plus et il a disparu, peut-être a-t-il traversé la gare souterraine quelques minutes plus tôt, celle qui, avec quelques autres, ponctue un tracé qui coupe la ville de part en part, ici rien de tout ça, un vieux pont de briques, une chaussée qui passe dessous, des arches qui te surplombaient quelques instants auparavant, tu as juste eu le temps de tendre le bras pour saisir avec ton téléphone ce moment fugace où, à la lisière de la ville, le train s’en échappe, ces quelques secondes où des gens t’ont peut-être vue photographier le train, où peut-être sans le savoir vos regards se sont croisés comme une étincelle fugace et totalement unique même si d’autres trains semblables et celui-là même aussi repasseront à la même heure au même endroit avec peut-être les mêmes personnes.
Zoom sur fenêtre immense, à hauteur d’immeuble, quadrillée de métal, parcourue d’échelles et de coursives, armature métallique en surplomb, contre-jour, vue sur l’immeuble d’en face tout en fenêtres sombres, reflets, façade terne éclaboussée de lumière, le quadrillage s’allège, bout de ciel qui appelle à l’évasion, les échelles sont là, tout est prévu, reste à trouver l’ouverture.
Plongée dans chemin de fer au cœur de la ville, rails coupées par un mur et un bâtiment en forme de paquebot qui font écran, pylônes, poteaux de signalisation, câbles qui se fondent et se perdent, on dirait qu’ils s’entremêlent, sur la gauche d’anciennes petites maisons doublement écrasées par un bâtiment noir et un immeuble de verre, des escaliers qui descendent dans la rue, sur la droite des arbres rabougris, une fin de quai propre, nette, sans traces, même pas d’humain qui pourrait le fouler, ah oui, moi qui pivote à 180°.
Le tunnel béant fait front comme un bloc, obscurité épaisse, gluante, il absorbe le train qui contient les gens qui contiennent la ville dans leur tête puisqu’elle disparaît à leurs yeux, ils savent, ou pas, qu’au-dessus d’elle se dresse un ensemble d’immeubles gris-beige, joyau de l’art-déco, une ville dans la ville à plusieurs étages, que lui fait face un immeuble tout en verre qui en avale le reflet, on ne sait s’il y a des gens derrière les fenêtres et moi, je ne suis pas emmenée, je suis sur le quai, j’ai le temps de prendre un instantané.
Zoom sur l’arrivée du train dans la multi-station, il est à la fois au-dessus du sol sur un pont de béton et en-dessous du sol, il glisse par dessus des gens qui l’ignorent lui et son bruit de ferraille et de freins, ils sont dans le monde virtuel de leur téléphone, sur le quai du métro, les enchevêtrements de câbles ont fait place aux enchevêtrements de béton, enchevêtrement des niveaux, des voies, des allées, des mondes qui s’entrecroisent et que j’observe à travers la paroi vitrée.
Je descends encore d’un niveau, quai du métro, impossible de descendre plus bas, encore des rails qui s’engouffrent dans trou béant, cette fois je me laisserai emmener mais pour l’instant, verticale, debout parmi les haut murs derrière moi, les énormes colonnes de béton, le pont du train, l’ascenseur qui bat pavillon européen, la plateforme qui surplombe l’entrée du tunnel où je me tenais derrière la paroi de verre, j’attends.