Réhabilitation

C’est un immeuble comme il y en a tant d’autres à Bruxelles. L’immeuble même où je travaille en fait partie et celui qui le jouxte est bien avancé. De l’autre côté de la grande avenue qui longe mon quartier à l’entrée de la ville, il y en a plusieurs aussi. Certains sont terminés d’autres en cours. Qu’ont-il de particulier ces immeubles ? On leur donne un coup de jeune, on leur fait un lifting, on les réhabilite, soit de l’intérieur en conservant la façade, soit on détruit la façade et on ne maintient que le squelette, soit les deux, on garde la façade, on met le squelette à nu et on le remplume ensuite.

Un magnifique exemple de façadisme est le bâtiment de l’ancienne compagnie d’assurance Royale Belge, un des fleurons de l’architecture des années 1970 à Bruxelles tout récemment réhabilité en un complexe d’hôtel, bureaux et appartements.

Un autre exemple, pour moi malheureux, la gare du Luxembourg, à Bruxelles toujours, que l’on a voulu intégrer au site du Parlement européen, avec le bâtiment dit « Caprice des dieux » qui lui fait écho à l’arrière-plan et dont la petite façade qui cache un centre d’information baptisé « Station Europe », semble écrasée par le gigantisme environnant.

C’est, comme je disais, un bâtiment comme il y en a tant d’autres à Bruxelles. Situé au 27 de la rue Joseph II, il n’a plus la peau sur les os, on a passé des semaines à les lui racler, briser et émietter ceux qui ne lui serviront plus ou ne serviront pas les objectifs financiers des promoteurs immobiliers. C’était un immeuble quelconque, vieillot de l’intérieur, il était temps d’en faire autre chose, ses occupants l’ayant déserté pour un de ses congénères reconverti en « dynamic working space ». Se dire que l’entrée qu’on a franchie durant huit années n’est plus aujourd’hui qu’un gouffre béant rempli de gravats, qu’une salle de réunion n’est plus qu’un sol en terre battue sillonnées des traces de roues des excavateurs et que les bureaux désertés ne sont plus que des quadrillages de béton vidés de leurs parois. La ville sans cesse se construit, se reconstruit et l’éphémère nous habite, pour toujours.

Dans quel quartier vis-tu ?

Point névralgique dans ta vie cette gare du Luxembourg, tu pourrais même dire que la genèse de ta vie est ici puisque c’est par elle que pour la première fois ta mère a été en contact avec la ville qu’elle ne devait plus quitter par la suite, tu accompagnais tes parents à la gare lorsque ta tante repartait là-bas, ça te semblait loin, c’était triste une gare, c’est plus difficile, dit-on, pour celui qui reste sur le quai de la gare, mais ça c’est une réflexion de gens qui n’ont pas connu la guerre et ceux qui ont l’ont connue la guerre et bien pire s’insurgeraient avec raison,  puis bien des années plus tard, la place est devenue le théâtre quotidien de tes études quatre années durant, la gare cependant tu n’y mettais jamais les pieds, tu passais devant, tu la voyais sans la voir, avec sa façade un peu vieillotte surmontée d’une horloge, tu passais devant la statue aussi, jamais tu ne t’es demandé qui elle représentait, jamais tu ne t’es intéressée à John Cockerill, cet industriel belgo-britannique dont les ateliers ont fourni au pays les premiers wagons, rails  et locomotives et qui est à l’origine d’un fleuron industriel à savoir le groupe sidérurgique Cockerill-Sambre, revendu à Usinor, puis à Arcelor devenu ArcelorMittal et tandis que certains de tes amis habitant en dehors de la ville y descendaient tous les jours, toi c’était un bus qui te débarquait chaque matin, déjà tu venais de ta périphérie, pas la même qu’aujourd’hui, un café, sur un coin à droite en face de la gare était votre point de ralliement, après tu as délaissé la place (du Luxembourg) pendant quelques années avant de revenir dans un rue parallèle pour travailler, le buffet de la gare tu as connu même si tu ne prenais pas le train, tu venais t’y installer le midi pour manger et lire, baigner dans cette atmosphère de gens qui voyagent, le buffet n’existe plus aujourd’hui, seul persiste l’ancien bâtiment voyageurs avec sa  façade de style éclectique totalement en pierre bleue classé en 1991, rebaptisé Station Europe, point d’information sur les visites du Parlement européen, la gare ayant été entièrement remaniée et transformée en gare souterraine et tu te dis que toujours ou presque tu as travaillé dans le quartier, tu pourrais vraiment dire que tu es du quartier puisque, de surcroît, tu es née pas loin et même si ce n’est pas le quartier où tu habites, ne passe-t-on pas plus de temps dans le quartier où on bosse que dans le quartier où on habite, je ne dirais pas le quartier où on vit, car oui, comment répondre à la question : dans quel quartier vis-tu ?

Le train nous emmène tous ailleurs

Nouvelle escapade en ville par le train. Ici plus de gare, seul subsiste son bâtiment réaffecté en centre de collecte d’objets et de vêtements, du moins c’est ce qu’il t’a semblé lorsque, pour la première fois, tu t’en es approchée, tu as vu deux personnes occupées à l’intérieur, porte ouverte. Pour gagner la voie 2, il te faut passer par un tunnel et c’est Poséidon en fresque murale qui t’accueille, tu te demandes ce qu’ils viennent faire là lui et ses acolytes le scaphandrier, le plongeur, le crabe énorme et hideux, prêt à t’empoigner de ses pinces démesurées, arborant en lettres capitales sur son céphalothorax le mot PURGE, suivi de « le bonheur ça n’existe pas pour tout le monde » et l’insecte disproportionné couvert d’écailles immondes vert émeraude avec une tête surmontée de deux yeux globuleux hérissés de demi-sphères qui semblent observer les chalutiers passant au-dessus de lui, et de ventouses prêtes à s’en saisir pour les envoyer par le fond. Plus loin un grand arbre avec pour fruits des bulles qui contiennent des mondes, tous un peu identiques. Etrange univers censé égayer cette plongée sous les voies, tu en ressors contente de ne pas t’y être attardée plus que le temps d’y prendre quelques rapides photos, aspirant l’air à grandes goulées comme après une longue apnée, acquiesçant à la pub qui t’accueille sur le mur qui longe le quai : Le train nous emmène tous ailleurs. En route. Vers mieux.

Logik

Ceci n’est pas une gare, même pas une gare désaffectée. Cela s’appelle une halte, un point d’arrêt non géré à accès libre, mais ça tu ne l’as découvert qu’après. Avant, il y avait une gare, une vrai, avec un bâtiment, peinture blanche et tuiles rouges, une vraie petite gare de campagne puisqu’avant, là, c’était la campagne et donc, elle a fini par être fermée en raison d’un manque de fréquentation, ensuite les travaux d’un futur RER qui n’en finissent pas d’être planifiés, interrompus avant d’être commencés, puis reportés, poursuivis, non terminés avant une hypothétique mise en service sans cesse différée et comme résultat ça donne une gare qui n’en est pas une où seuls les habitués doivent savoir comment elle fonctionne, tu as vu après une femme traverser la grande avenue en surplomb avec une valise à roulettes sortant probablement de cette halte, encore que tu ne l’as pas vue en sortir, une gare où il ne fait certainement pas bon circuler seul.e le soir, à peine si on s’y sent à l’aise en journée, un rayon de soleil ça aide comme ce jour-là où tu décides d’y aller voir de plus près, tu ne savais pas ce que tu allais y trouver : un chantier non terminé, des tas de gravats, de sables, des balustrades provisoires, des tags, quoique oui, ça tu pouvais t’attendre à en trouver, des clôtures de chantier mobiles, des flaques, le plafond goutte, déjà des réparations à effectuer avant même la fin des travaux, des quais immenses, un train qui passe sans ralentir, tu parviens à le saisir dans la seconde, la vitesse énorme, la photo soustrait cette réalité-là, le train semble à l’arrêt, tu es sur la voie 4, tu te dis que celle d’en face ce doit être la voie 3, les voies 2 et 1 ne semblent pas encore exister, tu ne les as pas vues, sans doute devraient-elles à terme émerger des tas de sable et de gravats qui longent le mur qui te fait face. Cela paraît logik…

Où les voies convergent

Décider d’aller au centre-ville en train, presqu’une aventure puisque tu ne le prends que rarement, tu as réservé ton billet à 2,50€ sur internet, la petite gare près de chez toi ne compte que deux voies, la voie 2 où tu embarques se rejoint par un tunnel dont les parois sont couvertes de tags. Passées quelques gares de périphérie, le train aborde la gare du Midi où débarquent les passagers qui se rendent dans les quartiers administratifs, pour s’engouffrer ensuite dans un tunnel qui traverse la ville du Sud au Nord, on l’appelle la jonction Nord-Midi, tu es dans ses entrailles comme dans un monde parallèle, le wagon comme une bulle en isolement, rien de bien original puisque tu prends le métro, mais le train avec tout ce qu’il représente de l’ailleurs est un monde en soi, sur les quais les passagers semblent dans une autre réalité, hors de portée, et toi-même aussi quand tu aperçois ton reflet dans la vitre, tu as l’impression que si tu tends la main tu passeras au travers de leur corps. Tu descends gare du Nord, tu t’attardes sur le quai, les horizontales et les verticales t’appellent, les points de fuite t’attirent, les câbles d’électrification, les tours de verre qui découpent le ciel bleu azur, tu as choisi ce jour pour le bleu aussi, tu arrives au bout du quai et tu te dis que jamais les gens ne vont jusque là, où les voies convergent, après c’est l’inconnu.

Des villes que le train traverse

Toujours découvrir d’autres lieux où passe le train dans ta ville, il y a des villes que le train contourne, d’autres que le train traverse, la tienne est de celles-là. Une large artère, ce jour gris et pluvieux tu dois te rendre à un endroit précis et soudain la succession de vastes demeures et ambassades s’arrête pour laisser place au parapet d’un pont, en contrebas la voie ferrée qui déboule d’un tunnel passant sous l’immense parc forestier du sud de la ville, tu t’y attardes à peine le temps de prendre une photo, sur la droite un immeuble à appartements des années soixante comme ils en ont tant construits à cette époque, tu n’auras pas le temps de voir passer un train, tu dois arriver à ton rendez-vous. Tu ignorais qu’un tunnel ferroviaire passait sous ce parc, évidemment tu ne prends jamais le train ou si peu, ce parc dont on dit qu’il n’a rien à envier à Central Park, cette extension d’une immense forêt périurbaine, une des plus grande d’Europe, située au sud-est de la ville et tu te dis que ta ville tu crois la connaître mais en réalité, non, tu ne la connais pas.

Approaching a City

Immanquablement, cette toile de Hopper, lui revient en tête, mais ici nulle grisaille, nulle gueule béante et menaçante, nul mur aveugle sur lequel on viendrait presque buter. Cet hôtel Art déco à la façade claire, en réalité un des premiers immeubles à appartements de luxe de la ville, complexe immense, conçu à la fin des années 1920 par un architecte suisse pour la haute bourgeoisie, comprenant plusieurs bâtiments articulés autour de cours intérieures et doté de nombreux services : services de femmes de chambre et maîtres d’hôtel, galerie marchande, restaurants, salon de coiffure, banque, théâtre,  piscine, bureau de poste, garages, épiceries, fleuriste, chocolaterie, salle de sport, aujourd’hui transformé en centre de presse international et immeuble de bureaux, après avoir été réquisitionné par les Allemands pendant la guerre et être ensuite repris par l’Etat pour abriter des ministères. Ces larges quais, clairs aussi, avec des gens qui attendent leur train, on peut même pénétrer à pied dans le tunnel, car la gare se poursuit à l’intérieur. Rien à voir donc avec la toile de Hopper pour ce qui est de son décor blême, ses bâtiments aux fenêtres sans vie, par contre même sentiment d’aspiration, d’avalement, de traversée, fût-ce, pour l’heure, à pied dans son cas. Elle prend des photos, elle est en bout de quai, elle mitraille, les entrelacs complexes de câbles, les arches métalliques, les feux de signalisation, les écrans, de l’autre côté de la voie, il y a un autre escalier qui descend vers la rue. Sur le temps qu’elle passe là, elle ne voit que des trains qui quittent la gare et de ce fait la ville. Elle entre dans le tunnel, mitraille encore, il y a pas mal de gens sur les quais, elle est sur le quai tout à gauche et le longe jusqu’au bout, comme si elle s’attendait à ce qu’il débouche quelque part mais elle n’y trouve bien sûr qu’un mur.

Sortie de ville

Tout soudain un train te file au dessus de la tête, il déchire le ciel, frappé de lumière combien, une, deux secondes pas plus et il a disparu, peut-être a-t-il traversé la gare souterraine quelques minutes plus tôt, celle qui, avec quelques autres, ponctue un tracé qui coupe la ville de part en part, ici rien de tout ça, un vieux pont de briques, une chaussée qui passe dessous, des arches qui te surplombaient quelques instants auparavant, tu as juste eu le temps de tendre le bras pour saisir avec ton téléphone ce moment fugace où, à la lisière de la ville, le train s’en échappe, ces quelques secondes où des gens t’ont peut-être vue photographier le train, où peut-être sans le savoir vos regards se sont croisés comme une étincelle fugace et totalement unique même si d’autres trains semblables et celui-là même aussi repasseront à la même heure au même endroit avec peut-être les mêmes personnes.