Dimanche matin, 8h30, un dimanche matin d’automne tout à fait banal : froid, gris, brumeux, pluvieux, maussade, juste envie de rester sous le plaid toute la journée, il y a plein de livres partout dans plusieurs pièces de la maison et ici dans la chambre, sur l’étagère juste à côté de la fenêtre, prendre ce volume Quarto, feuilleter les pages de papier fin, une texture un rien plus épaisse que le papier Bible, la peau des doigts garde mémoire de ce qu’elle effleure, s’attarder, avancer, revenir en arrière, quand à cet instant, le bateau-mouche est apparu. Il glissait vers la pointe de l’île, sa guirlande de projecteurs braquée sur les maisons des quais. Les murs de la pièce étaient brusquement recouverts de taches, de points lumineux et de treillages qui tournaient et venaient se perdre au plafond. Dans cette même chambre, il y a vingt ans, c’étaient les mêmes ombres fugitives et familières qui nous captivaient mon frère Rudy et moi, quand nous éteignions la lumière au passage de ce même bateau-mouche*. Quand j’ai lu ce passage pour la première fois, immanquablement, c’est ce récit de ma mère, que j’avais mis par écrit, qui est remonté à la surface et il revient à nouveau ce dimanche matin d’automne banal quand mon geste à saisi ce livre et l’a ouvert aléatoirement à la page 330 et que mes yeux se sont posés aléatoirement sur ce paragraphe. A la nuit tombée, elle retournait dans sa maison avec sa jeune sœur [ma mère] qui passait les nuits avec elle pour lui tenir compagnie. Elle n’aurait pu se coucher seule dans ce grand lit glacé, les ombres qui se dessinaient sur les murs l’effrayaient. Elle imaginait les loups des forêts de Bohême qui rôdaient autour de la ferme et le guettaient pour l’anéantir à jamais. A deux, elles jouaient à se faire peur. Au passage de la patrouille allemande qui dans sa ronde nocturne promenait le faisceau lumineux des torches électriques sur les fenêtres des maisons occultées par des stores de papier, les ombres se mettaient à virevolter autour de la pièce pour former un balai étrange et fascinant qu’elles attendaient chaque soir avec une impatience qu’elles n’osaient s’avouer. Respirant à peine, les deux sœurs se pelotonnaient sous les couvertures et demeuraient ainsi jusqu’à ce que le martèlement envoûtant des bottes sur l’asphalte fût devenu complètement inaudible.
* Livret de famille, Patrick Modiano, Gallimard, 1977